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attirés par la renommée du roi de Dahomey, étaient venus lui apporter des présents et briguer son amitié. » Ce discours, qui flattait l’orgueil dahomyen, obtint, comme on peut le croire, un légitime succès ; mais l’enthousiasme fut à son comble quand l’orateur ajouta que le roi, satisfait de la bonne tenue de ses troupes, allait faire distribuer à chaque soldat une gratification en cauris. Dix à douze esclaves, en effet, courbés sous le poids de grands sacs de cauris, circulèrent immédiatement dans les rangs, et les cabeceirs répartirent à chacun sa part de la munificence royale.


VII

Suite de la fête. Une hyène égorgée… faute de mieux. — Les nouveaux dévots aux saints. — Réception d’adieu. — Départ d’Abomey et retour à Widah.

Cependant la fête n’était pas complète : le sang n’avait pas coulé.

Chose triste à penser ! chez ce peuple dont le caractère n’est cependant pas naturellement cruel, car ils ne maltraitent ni les femmes, ni les enfants, ni même les animaux, les sacrifices humains font partie de toute réjouissance publique. Des centaines de têtes tombent chaque année, lors de la célébration des Coutumes, dans ce petit belvédère qui s’élevait à quelques pas de nous sur la place.

Ghézo s’était excusé auprès du capitaine de n’avoir en ce moment qu’une douzaine de prisonniers à égorger : « pour des hôtes tels que nous, c’était, disait-il, un bien maigre honneur qu’un si mince holocauste. » Le capitaine avait immédiatement répondu qu’il suppliait le roi d’épargner ces malheureux ; que, loin d’être un honneur, ce serait une honte pour nous de voir couler à nos pieds le sang d’hommes sans défense ; qu’enfin nous nous retirerions plutôt que d’assister à un tel spectacle. Il fallut toute la fermeté du capitaine Vallon pour dissuader le roi, qui n’osait pas peut-être, en face de tout son peuple assemblé, rompre avec une coutume qui lui est chère. Il dut néanmoins céder, et cette fois ce ne fut pas du sang humain qui rougit le fatal bassin de cuivre.

Telle est, en effet, la destination de cet ustensile qui nous intriguait tant. On le porte partout, dans les assemblées solennelles et à la suite de l’armée, où il reçoit le sang et la tête de malheureux prisonniers, victimes de cette affreuse coutume.

On l’apporta donc devant le roi, ainsi qu’une hyène liée et bâillonnée ; les principaux chefs prirent place tout autour et feignirent de délibérer, comme ils l’eussent fait réellement, si, au lieu d’un animal, on eût dû égorger des hommes. L’hyène fut condamnée à mort, et malgré ses hurlements étouffés et sa résistance désespérée, le ministre de la justice (minghan), qui cumule ces augustes fonctions avec celles d’exécuteur des hautes œuvres, lui trancha la tête d’un seul coup de cet énorme sabre sur lequel il marche toujours appuyé. Ce barbare spectacle me suggéra cette réflexion, présente aussi à l’esprit de mes compagnons, que nous étions là quatre Européens au milieu de trente mille nègres excités par le bruit, la poudre et les boissons alcooliques, et qu’un caprice de Ghézo pouvait faire tomber nos têtes dans ce même bassin de cuivre, aussi facilement que celle de cette malheureuse bête, avec cette seule différence que cela causerait sans doute beaucoup plus de plaisir à toute l’assistance.

Une autre cérémonie, plus sérieuse et d’un caractère moins lugubre, succéda à celle-ci. J’ai dit que les envoyés des Nagos, peuplade voisine vaincue par Ghézo dans une guerre récente, étaient arrivés à Abomey quelques jours auparavant pour demander la paix. Le prince Bâhadou, les ministres et quelques-uns des principaux chefs se rangèrent assis en demi-cercle devant le trône du roi, aux pieds duquel les douze ambassadeurs nagos vinrent se prosterner, attendant en cette humble posture qu’on décidât de leur sort. Après une assez longue discussion, pendant laquelle le méhou, qui nous parut s’être constitué l’avocat des Nagos, prit souvent la parole, tous les membres du conseil acquiescèrent par une sorte de grognement (la syllabe oûn, brusquement aspirée, marque de l’assentiment en langue dahomyenne) à la proposition du méhou. Le prince royal se leva, emplit d’eau un verre qu’il porta à ses lèvres, et le donna à son voisin qui fit de même ; le verre fit ainsi le tour de l’assemblée, et les ambassadeurs nagos y trempèrent également les lèvres : leur cause était gagnée.

Ils se prosternèrent derechef, se couvrirent la tête de toute la poussière qu’ils purent ramasser, et, après avoir écouté le roi, qui leur adressa quelques paroles bienveillantes, ils se retirèrent.

Il était quatre heures, et malgré l’intérêt avec lequel nous suivions ces scènes si diverses et si singulières pour des Européens, nous commencions à nous fatiguer. Sur l’ordre du capitaine, notre interprète alla demander au roi l’autorisation de se retirer. Ghézo nous fit signe de la main d’attendre encore quelques instants, et l’une des plus vieilles favorites s’avança de notre côté suivie de quelques autres femmes.

Ces femmes s’agenouillèrent, et la plus âgée commença une sorte de chant traînant et monotone dont voici à peu près la traduction :

« Vous êtes de grands guerriers venus des pays lointains : vous avez bravé les périls de la mer, et franchi sans crainte les lagunes de la Lama. Ghézo aime ceux qui sont braves et courageux comme vous ; nous vous aimons à cause de l’amitié que vous porte Ghézo, et nous faisons des vœux pour que vous soyez puissants et honorés dans votre pays. »

Cette improvisation en notre honneur termina la fête. Dès que ces vénérables matrones eurent regagné leurs places, Ghézo se leva pour venir à nous et voulut nous reconduire jusqu’à nos hamacs au milieu des flots du peuple qui s’ouvraient respectueusement devant lui. En passant devant les statues des saints il demanda quels étaient les noms de chacun d’eux ; mais après les avoir entendu nommer, il manifesta la crainte d’oublier ces mots nouveaux pour lui. Le méhou employa pour