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VOYAGE AU DAHOMEY,

PAR M. LE Dr  RÉPIN, EX-CHIRURGIEN DE LA MARINE IMPÉRIALE[1].
1856. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IV

Description d’Abomey. — Le roi Ghézo. Réception officielle.

Il avait été convenu qu’avant d’entrer dans la ville nous déjeunerions et que nous nous habillerions dans une petite case située tout près de la porte, la réception officielle ne devant commencer qu’après ce prologue.

À onze heures nous étions prêts ; presque aussitôt retentirent sans aucune cérémonie de nombreuses détonations et les cris de la foule. Un chef, suivi d’une nombreuse escorte, vint nous chercher, et nous conduisit, couchés dans nos hamacs, à l’intérieur de la ville, sous un groupe de beaux arbres où l’on avait préparé des siéges et des rafraîchissements. Il fallut s’asseoir et boire à la santé du roi, auquel une salve d’artillerie annonçait dans son palais l’hommage que nous lui rendions. Bientôt arrivèrent un grand nombre de chefs de guerre, suivis de leurs soldats. Chacune de ces troupes, composée de deux à trois cents hommes, était armée de fusils de traite ou de tromblons, et rangée sous une bannière multicolore, grossièrement peinte ou brodée d’animaux féroces ou fantastiques tels que lions, léopards, serpents gigantesques, dragons, etc… Vis-à-vis de nous, chaque troupe faisait halte en présentant le front, et le chef sortait des rangs. Couvert de ses plus riches vêtements, orné des bracelets d’argent insignes de son grade, et de ses plus précieux grigris (amulettes), il exécutait devant nous, aux applaudissements de la foule et des guerriers, une sorte de pyrrhique dont les contorsions, quelquefois grotesques, nous faisaient perdre la gravité que réclamait pourtant la circonstance. La danse achevée, il s’avançait vers le capitaine, recevait ses compliments et reprenait sa marche vers le palais du roi.

Ce bizarre défilé dura près d’une heure, et quand il fut terminé, nous remontâmes dans nos hamacs pour continuer notre marche. On s’arrêta sur la place du Palais. Elle était couverte d’un grand nombre de guerriers et d’une immense affluence de peuple qui poussait en nous voyant de formidables hourras. Nos porteurs nous en firent faire deux fois le tour, sans doute par ordre du roi, pour contenter la curiosité populaire, et nous ramenèrent ensuite devant la principale porte du palais.

Nous descendons, les portes s’ouvrent, les salves d’artillerie, les acclamations redoublent, tout le monde se prosterne le front dans la poussière, et nous apercevons au fond d’une vaste cour pavée d’hommes, le roi Ghézo entouré de ses femmes et de sa garde d’amazones, assis à l’ombre de grands parasols de soie, sur une sorte de trône. Nous nous avançons vers lui chapeau bas ; il se lève, fait quelques pas au-devant de nous, nous aborde, et après nous avoir successivement serré la main à la mode européenne, il nous invite du geste à nous asseoir dans des fauteuils rangés devant son trône.

À un signe de sa main tous les grands chefs, qui jusque-là étaient restés le front dans la poussière, se relevèrent et vinrent se ranger à ses côtés, mais en restant à genoux.

Le roi Ghézo, âgé d’environ soixante-dix ans (on sait que les nègres ignorent leur âge précis), est d’une taille au-dessus de la moyenne, encore droite, ferme et point trop épaissie par l’embonpoint. Sa démarche est aisée, ses manières sont affables, et empreintes d’une certaine dignité, moins rare qu’on ne le pense chez les chefs nègres. Son visage, légèrement marqué de petite vérole, ne se rattache au type africain que par la saillie exagérée des pommettes ; le nez est droit, la bouche bien dessinée avec des lèvres quelque peu épaisses et sensuelles. Sous un front intelligent et très-développé pour un noir, l’œil petit, enfoncé dans l’orbite, et le regard habituellement voilé, s’illumine par instants d’un éclair de cette ruse féline particulière aux races encore sauvages, pour laquelle la dissimulation et une certaine cruauté sont des armes nécessaires dans une vie de luttes et d’embûches continuelles.

Il était vêtu fort simplement : un pagne de soie entourait ses épaules et se nouait à sa ceinture ; il avait pour coiffure un feutre noir à larges bords et à ganse d’or, et aux pieds des sandales mandingues enrichies d’ornements d’or et d’argent ; enfin pour tous bijoux il portait un gros collier d’or assez bien travaillé, servant de support à une sorte de petite cassolette travaillée à jour et renfermant quelque grigri vénéré.

L’aspect de l’assemblée avait réellement quelque chose d’imposant : à la droite du roi, se tenaient environ six cents femmes de sa garde accroupies à la turque sur des tapis, dans une parfaite immobilité, le fusil entre les jambes : derrière elles les lignes plus sombres des chasseresses d’éléphants, vêtues d’étoffes brunes et armées de longues carabines au canon noirci : à sa gauche les femmes du sérail, au nombre de deux cents environ, les unes à peine adolescentes, les autres dans tout l’éclat et le développement de la beauté noire, quelques-unes déjà d’un certain âge, mais couvertes toutes de riches étoffes

  1. Suite. — Voy. page 65. Tous les dessins de cette livraison sont de M. Foulquier d’après les croquis de M. Répin.