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quelques semaines plus tard, le chemin de Constantinople, il paraissait certain qu’il avait résolu d’éloigner de lui Roxelane et de l’enfermer pour le reste de sa vie dans le vieux sérail.

Roxelane l’attendait tranquille, impénétrable. Usant des priviléges qu’il ne lui avait pas encore retirés, elle alla au-devant de lui dès qu’elle fut avertie qu’il entrait dans le sérail. Et alors, se prosternant à ses pieds, toute pâle et le visage en pleurs, elle lui dit avec l’accent de la plus profonde soumission : « Des hommes méchants ont attiré la colère sur moi par leurs mensonges… J’ai perdu ta faveur sans laquelle je suis moins qu’un ver de terre… Je ne veux plus vivre… Finis promptement mon supplice… Appelle les muets… Je suis prête, et je bénis la mort, puisque c’est ta volonté que je meure… »

Le sultan ne s’attendait pas à ces paroles ; la douleur de Roxelane, son courage, sa résignation le touchèrent et changèrent subitement ses dispositions ; il l’emmena dans le somptueux kiosque qu’il avait fait construire sur le bord de la mer et passa le reste de la journée avec elle. L’un et l’autre avaient déjà oublié leur deuil. Ils mangèrent ensemble au son des instrument, servis par de jeunes esclaves, les plus belles qu’il y eût dans le sérail. À cette occasion, une vieille kadun, gouvernante des filles, se permit de dire aux odalisques, dont la vie s’écoulait dans une attente toujours déçue : « Allez ! allez ! mes tourterelles, il faut renoncer à l’espoir d’attirer les regards du Sublime Empereur ; la plus grande faveur qu’il puisse vous faire, c’est de souffrir que vous lui présentiez à boire. »

Dès ce moment Roxelane comprit que son empire était inébranlable ; elle en profita d’abord pour demander la mort d’un enfant, le seul héritier qu’eût laissé Mustapha. Quand elle eut ainsi détruit tout ce qui ne sortait pas d’elle dans la famille impériale, elle tourna sa fureur contre son propre sang et devint l’ennemie implacable de son fils aîné Sélim. Déjà elle avait inutilement supplié le sultan de changer l’ordre de succession ; Soliman avait résisté à toutes ses obsessions et il n’y avait pas apparence que sa volonté dût changer un jour. Le naturel audacieux de Bajazed lui faisait ombrage ; il se souvenait de l’avoir trouvé parfois moins respectueux que son frère, et il avait une prédilection pour Sélim, qui avait toujours paru soumis et tremblant devant lui. Quand Roxelane eut perdu tout à fait l’espérance de changer la résolution de l’empereur, elle excita secrètement son fils à la révolte. Profitant de l’influence qu’elle avait dans les affaires de l’État, elle créa un parti à Bajazed et mit à sa disposition l’argent dont il avait besoin pour gagner les soldats par ses libéralités. Toutes ses intrigues étaient conduites si habilement, que le padischa ne conçut aucun soupçon ; il apprit en même temps que Bajazed était à la tête d’une armée et que les pachas d’Asie, toujours prêts à la révolte, allaient s’unir à lui pour attaquer Sélim. Cette fois encore la résolution du vieil empereur fut prompte ; il envoya cent mille hommes au secours de Sélim. Avec cet appoint, celui-ci triompha sans peine de son frère, et le pays fut entièrement pacifié en quelques jours. Pendant ces troubles, Soliman n’avait manifesté ni souci, ni colère. Lorsque tout fut fini, il envoya à Bajazed l’ordre de se rendre à Constantinople. Roxelane pénétra le sinistre dessein du sultan et elle parvint à le fléchir à force de supplications, de mensonges et de larmes. Il révoqua l’arrêt de mort qu’il avait prononcé dans le fond de son âme, mais sa colère contre Bajazed était encore si violente, qu’il ne voulut pas lui permettre l’entrée du sérail et qu’il lui envoya dire d’aller l’attendre dans un de ses kiosques, sur la côte d’Asie, à l’entrée du Bosphore.

Le jour de cette entrevue Roxelane voulut accompagner le sultan, et elle monta avec lui sur la galiote impériale qui stationnait près de la pointe du sérail. Cinquante eunuques noirs environnaient la sultane, et tandis que ce cortége traversait les jardins, tous ceux qui l’apercevaient se prosternaient la face contre terre. En arrivant au kiosque, Roxelane se hâta d’aller près d’une fenêtre grillée sous laquelle son fils devait passer ; le sultan n’avait pas permis qu’elle le vît autrement. Quand elle l’aperçut, ses yeux se mouillèrent de larmes, et dès qu’il fut à portée de la voix, elle lui cria doucement : « Ne crains rien, mon agneau, va… ne crains rien !… »

Malgré cette assurance, Bajazed avançait en tremblant ; la fin terrible de son frère Mustapha était présente à sa pensée, et il devint pâle lorsque, selon l’usage, les eunuques blancs lui ôtèrent ses armes avant de l’introduire dans la salle où était le sultan.

L’entrevue fut courte ; je vais la raconter comme un trait des mœurs de ce peuple barbare.

Le sultan reçut son fils d’un air sombre et irrité et sans souffrir qu’il parlât ; il lui reprocha durement sa tentative et sa folle ambition ; puis, s’animant par degrés, il en vint jusqu’à lui dire : « Tu ne peux nier toutes ces trahisons ! Le moindre de tes crimes mériterait la mort ! »

À cette parole, Bajazed frissonna et murmura des protestations de soumission et de respect : « Assez ! interrompit le sultan, j’ai pardonné ; mais souviens-toi que tu payeras de ta vie le moindre signe de rébellion. »

Là-dessus, il demanda le scherbet. Le scherbet est une boisson sucrée et fortement parfumée avec l’essence des fleurs ou le suc des fruits. Soliman fit présenter la tasse à son fils. Malgré les assurances qu’il venait de recevoir, celui-ci crut que sa dernière heure était venue. Il trempa, en hésitant, ses lèvres dans ce breuvage suspect et rendit la tasse au kuiptar-aga (échanson), en jetant sur lui un regard sinistre. Soliman qui l’observait prit la même tasse et but à son tour jusqu’à la dernière goutte. Puis, sans permettre à son fils d’ajouter un seul mot, il le congédia d’un geste hautain.

Malgré ce premier revers, la sultane ne tarda pas à recommencer ses menées ; elle était habile et audacieuse ; elle avait des trésors à sa disposition et pouvait, dans un moment de crise, gagner les janissaires ; elle serait parvenue à faire monter Bajazed sur le trône si le temps ne lui eût manqué ; mais la mort l’arrêta. Une ma-