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sure que nous descendions, la végétation devenait plus vigoureuse ; et nous pouvions à peine nous frayer un passage au milieu des palmiers nains, des lianes et d’une foule de plantes inconnues, parmi lesquelles je remarquai une espèce de réséda arborescent qui répandait une très-bonne odeur. Arrivé dans la vallée, on doubla l’équipage des hamacs pour traverser, à grands renforts de bras, le terrain mobile, fangeux et obstrué de la Lama. Le bruit de notre marche fit sans doute fuir les caïmans dont ce marais est infesté, car, malgré les assertions de nos porteurs, qui prétendaient qu’il y en avait un grand nombre, nous n’en vîmes pas un seul.

Après quatre heures d’une marche fatigante, nous arrivâmes, à peu près à moitié chemin, sur un point légèrement culminant où l’on a bâti quelques huttes à l’ombre de grands mangottiers. Dans ce village, nommé Epoué, se tient un marche fort achalandé par les caravanes qui vont de l’intérieur à Wydah, et qui sont nécessairement obligées de passer par cet endroit ou souvent d’y séjourner. On y vend, comme sur les autres marchés, des viandes séchées, du poisson fumé, des bananes, du maïs, etc. On y trouve aussi une eau excellente et d’une fraîcheur délicieuse.

Après avoir déjeuné à la hâte, nous poursuivîmes notre route, pour traverser l’autre moitié du marais qui nous offrit les mêmes difficultés surmontées avec un égal bonheur. Vers trois heures, nous nous arrêtâmes un instant au village d’Ackisabam ; il s’y trouve un corps de garde de douaniers (decimero en langue portugaise de Wydah), où toutes les marchandises qui entrent ou sortent du royaume de Dahomey doivent payer une redevance au roi. Il nous fallut repartir presque de suite, pour tâcher de gagner Cana avant la nuit. Heureusement le terrain, devenu plus solide, opposait moins de difficultés à notre marche. Nous traversâmes d’abord une grande plaine couverte de hautes herbes (Herbe de Guinée, Pheléole géant), dans laquelle nous disparaissions tout entiers, puis un bois de palmiers, et nous arrivâmes, au bout de deux heures, sur le bord d’une rivière très-profondément encaissée et large de trente à quarante pieds. Je cherchais des yeux un pont, un tronc d’arbre, quelque chose enfin qui nous permît de la franchir ; mais, sans tarder, nos porteurs s’étaient déjà avancés dans l’eau jusqu’aux épaules avant que nous eussions pu songer à descendre de hamac. Ils traversèrent ainsi la rivière, et nous hissèrent sur l’autre bord fort escarpé, avec l’aide des hommes de l’escorte, sans nous permettre de mettre pied à terre.


IV

Cana. — Abomey. — Entrée dans la ville.

Le soir, une heure environ après le coucher du soleil, nous étions à Cana[1] . Le cabéceir nous attendait pour nous apprendre que, par ordre du roi, nous y séjournerions toute la journée du lendemain.

La ville de Cana, située sur le même plateau qu’Abomey, passe pour la seconde ville du royaume, quoique sa population soit de beaucoup inférieure à celle de Wydah. C’est la résidence des grands féticheurs, la ville sainte de Dahomey. Le roi y possède deux vastes habitations, dans lesquelles sont logés deux ou trois cents soldats. Il y vient chaque année, à une époque déterminée, assister aux sacrifices humains. Le théâtre de ces horribles exécutions est une petite case carrée en terre sèche, située devant une des maisons du roi. Les murs, blanchis extérieurement, sont ornés de fresques grossières de couleur rouge, représentant des animaux fantastiques par leur forme, ou leur dimension ; des serpents avalant un homme d’un seul coup, des caïmans, un vaisseau grossièrement dessiné : réminiscences peut-être de quelque pauvre diable échappé aux négriers. Le plus remarquable de ces dessins figure un prêtre armé d’un coutelas et tenant par les cheveux un malheureux agenouillé qu’il est sur le point d’égorger. Ce sont les armes parlantes de cet affreux édifice (voy. p. 80).

Pendant la nuit du 15 au 16 octobre arrivèrent des envoyés du roi. Ils vinrent à notre réveil nous complimenter de sa part, et nous prier de séjourner à Cana pendant la journée du 16, pour lui donner le temps de faire les préparatifs de notre réception. Ils ordonnèrent ensuite de nous servir des liqueurs que Ghéza nous envoyait, et nous bûmes à la santé de Sa Majesté pendant que les soldats de l’escorte exécutaient une salve de vingt et un coups, avec de vieux canons de fer rangés devant la porte de la case royale dans laquelle nous étions logés.

La journée du 16 fut employée à parcourir la ville de Cana, qui ne diffère en rien de celles que nous avons déjà décrites, et le 17 au matin, nous nous mîmes en route pour Abomey, terme de notre voyage. L’escorte s’était grossie d’une nombreuse troupe de soldats arrivés d’Abomey pendant la nuit, et notre caravane montait à cinq cents hommes au moins.

En sortant de Cana, on nous fit mettre pied à terre pour passer devant le temple des mauvais fétiches, formalité à laquelle le roi lui-même est soumis. Ce temple, caché sous un épais feuillage de mangottiers, de caouchouctiers (Hevea Guinæensis. — Ficus Indica), et d’autres arbres au feuillage sombre, bosquet d’aspect sinistre qui rappelle les bois sacrés que les anciens consacraient aux Euménides, est le plus vénéré de tout le Dahomey. Un prêtre, debout sur le seuil, agitait incessamment une sorte de grelot, en marmottant des conjurations qui devaient nous soustraire à la maligne

  1. Calmina, Canamina des voyageurs et des géographes des deux derniers siècles, appartient au Dahomey depuis le règne de Tacodonou, qui s’en empara vers 1630. Suivant l’Anglais Duncan, qui lui conserve le nom de Canamina, c’est une ville d’au moins dix mille habitants, couvrant une vaste étendue d’un plateau uni et bien cultivé, rappelant par son aspect les meilleurs champs de l’Angleterre, et dominant toute la contrée à une grande distance. Le roi y fait entretenir un bâtiment à l’usage exclusif des blancs, qui cependant visitent rarement cette localité. Nous devons ajouter que le nom de la capitale elle-même est, par quelques auteurs très-modernes, orthographié Ahomé.

    (Note de la rédaction.)