Page:Le Tour du monde - 07.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dence des traitants européens établis dans ce pays. Leurs établissements furent respectés par le vainqueur ; mais quelques années plus tard, ils se liguèrent avec les rois voisins d’Ardra et de Jaquin pour rétablir celui de Wydah sur le trône. Le pays soulevé par eux fut de nouveau envahi et soumis, et, cette fois, le roi de Dahomey furieux rasa leurs établissements, et les fit périr dans d’atroces supplices : les royaumes d’Ardra et de Jaquin furent également conquis par Guadja-Truda. Dans la suite, la Compagnie française des Indes obtint d’un des successeurs de Guadja-Truda l’autorisation de construire à Wydah des établissements pour son commerce : c’est l’origine de celui que nous y voyons aujourd’hui. Ruiné et abandonné pendant nos guerres maritimes de la Révolution et de l’Empire, le comptoir de Wydah fut relevé, comme nous l’avons déjà dit, en 1842, par la maison Régis, de Marseille, et c’est aujourd’hui l’un des points les plus importants de la côte pour le commerce de l’huile de palme et de l’ivoire.

La ville de Wydah, la seconde du royaume par sa population, la première par son commerce, est située par 6° 17′ de latitude nord et 0° 29′ de longitude est, sur un plateau légèrement incliné d’où l’on aperçoit la mer, distante d’environ trois milles. Comme toutes les villes nègres, elle occupe un espace de terrain considérable, à cause des nombreux groupes d’arbres magnifiques et des jardins très-étendus qu’elle renferme. Les voyageurs qui l’ont visitée avant nous en évaluent la population à vingt ou vingt-cinq mille habitants ; ce chiffre me semble exagéré d’un tiers. Le nombre des blancs y est fort restreint, et, en dehors des employés de la factorerie, il n’y existait, lors de notre séjour, que trois ou quatre familles d’origine portugaise, autrefois opulentes par la traite des esclaves, mais fort déchues aujourd’hui de leur ancienne splendeur. Les mulâtres, qui occupent un quartier distinct dans la ville, y sont assez nombreux, et parlent une sorte de patois portugais ; ils ne diffèrent guère des naturels que par la couleur.

Jetées çà et là sans ordre, les cases de Wydah sont construites en une terre glaise jaunâtre, très-abondante dans tout le pays, dont le sol est presque partout argileux. Cette terre, un peu ramollie dans l’eau, acquiert ensuite sous l’action du soleil une dureté considérable ; si elle était façonnée en forme de briques, elle permettrait d’élever des constructions régulières : c’est ainsi, du reste, que fut bâti le fort Français. La plupart des habitants ne prennent pas tant de peine ; ils se contentent d’entasser la terre pour en former des murs d’une certaine épaisseur qui résistent longtemps, à condition toutefois que la crête en soit bien défendue par un toit contre les infiltrations des eaux pluviales.

Toutes ces cases ne diffèrent que par la dimension, qui varie selon la richesse du propriétaire et le nombre de ses femmes. Leur architecture et leur distribution est toujours la même : un mur d’enceinte renfermant un nombre plus ou moins considérable de petites maisons carrées. Chaque femme possède la sienne, où elle donne l’hospitalité à son seigneur et maître. Ces habitations, sans autre ouverture que la porte, sont couvertes d’herbes sèches reposant sur une légère charpente de ronniers. Ce toit, qui fait en avant une grande saillie, est soutenu par des piliers en bois, peints et quelquefois sculptés, et forme ainsi une galerie ou varangue, sous laquelle on se tient habituellement le jour pour profiter de la fraîcheur de l’air. C’est là que le maître reçoit les étrangers, qui pénètrent rarement dans l’intérieur, où l’on ne trouve du reste pour tout mobilier qu’un lit ou plutôt un divan haut de dix-huit pouces à deux pieds, en nervures de palmier, du genre de ceux qu’on appelle au Sénégal tara, quelques calebasses, des jarres en terre rougeâtre fabriquées dans le pays, et enfin un ou deux tabourets taillés dans un seul bloc de bois et ornés de sculptures et de découpures à jour qui leur donnent quelque ressemblance avec les lourds escabeaux du moyen âge. L’élégance et la richesse de sculpture et d’ornementation de ces siéges sont une marque de l’importance de leur propriétaire, qui les fait souvent porter avec lui quand il va visiter ses amis ou s’asseoir sous l’arbre des palabres (conversations, conciliabules).

On comprend qu’avec une architecture aussi primitive, la ville de Wydah contienne peu de monuments qui méritent de fixer l’attention du voyageur. L’ancien fort de la Compagnie française des Indes et le temple des serpents fétiches nous arrêtèrent seuls quelques instants : le premier par les souvenirs qu’il réveille, le second à cause de sa destination singulière.

Le fort Français, dernier vestige de la puissance de notre Compagnie des Indes dans ces parages, est situé dans la partie ouest de la ville. C’est un parallélogramme régulier, composé de quatre bastions reliés par des courtines, et entouré d’un fossé large et profond. Un ouvrage avancé couvrait jadis la grande porte qui, outre ses vantaux, se fermait au moyen d’un pont-levis. Aujourd’hui les bastions s’écroulent, les vieux canons de fer, enfouis dans l’herbe au milieu des débris de leurs affûts, sont condamnés à un éternel silence, et la luxuriante végétation des tropiques a envahi et comblé les fossés. Le pont-levis subsiste encore, ainsi que l’ancien corps de logis affecté aux officiers, qui consiste en un rez-de-chaussée servant de magasins pour les cauris ou monnaies-coquillages et les marchandises de traite, et en un premier étage habité par le directeur et les employés de la factorerie. Les trois autres côtés du parallélogramme dessiné par l’enceinte du fort sont de vastes galeries abritant les machines pour l’épuration et le mesurage des huiles et les ateliers de tonnellerie. Au milieu de la cour s’élève une tourelle assez élégante, jadis la poudrière, transformée aujourd’hui en pigeonnier.

Certes, il y a loin de l’aspect actuel de l’établissement à celui qu’il devait présenter vers le milieu du dix-huitième siècle ; mais ne faut-il pas plutôt s’en réjouir que s’en affliger, puisque c’était par le commerce des esclaves qu’il florissait alors ! De quelles scènes déchirantes ou odieuses ces longues galeries, où l’on entassait pêle-mêle les captifs n’ont-elles pas été le théâtre ! Aujour-