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pas importuné par les bruits de cette grande réunion d’hommes, et tout était aussi tranquille autour de lui que s’il n’eût pas quitté son sérail de Constantinople.

Moins d’une heure après son arrivée, Soliman envoya à son fils l’ordre de se présenter sur-le-champ devant lui. L’envoyé du sultan trouva le prince sur le chemin d’Amasie ; un avis lui était déjà parvenu : Achmet-pacha, un de ses partisans, le prévenait que des ordres funestes avaient été donnés contre lui ; mais le chazadéh était si certain du dévouement de l’armée, qu’il crut que le sultan lui-même n’oserait rien contre sa personne. Il traversa le camp avec une contenance assurée. Le bruit se répandait déjà qu’il était accusé de trahison, et l’armée, saisie de terreur et d’indignation, gardait un silence menaçant. À la vue du prince, elle fit entendre des acclamations et des cris de joie qui durent parvenir jusqu’aux oreilles du sultan.

Mustapha entendait encore le bruit de ces manifestations lorsqu’il entra dans la tente impériale. Selon l’usage, il dut quitter ses armes avant d’être admis en présence du padischa. Lorsque les eunuques blancs, qui gardaient la première porte, lui eurent ôté le sabre recourbé qu’il avait au côté, et le poignard passé dans sa ceinture, il fut conduit par le capou-agasi jusqu’à la salle qui servait d’antichambre au kiosque impérial. Il n’alla pas plus loin. Au moment où il entrait, six muets se précipitèrent sur lui, le fatal cordon à la main, et une lutte terrible commença. Mustapha, extraordinairement agile et fort, tenta d’échapper à ses bourreaux ; il se défendit avec tant de furie, qu’un instant ils faiblirent et s’arrêtèrent incertains. Si le prince avait eu le temps de s’élancer au dehors et de gagner le camp, il sauvait sa vie et montait sur le trône ; mais avant qu’il pût profiter de l’hésitation et de l’effroi des muets, le sultan lui-même souleva la portière qui cachait l’entrée du kiosque, et avança la tête avec un geste menaçant. À l’aspect de ce visage terrible, les muets comprirent qu’il fallait en finir ; ils revinrent vers le prince, et après l’avoir terrassé, ils l’étranglèrent ; puis ils s’enfuirent comme s’ils eussent encore craint la colère du sultan. Pendant cette tragédie, personne n’avait songé au prince Dgiangir, qui était sorti pour visiter le camp. Ayant appris que Mustapha était allé vers le sultan, il rentrait pour lui donner la main. À la vue de ce corps immobile, de ce visage livide et taché de plaques bleues, Dgiangir jeta de grands cris et tomba dans le plus violent désespoir. Les eunuques, consternés et tremblants, voulurent l’éloigner, mais il se précipita sur le corps de son frère, et l’étreignit avec une sorte de frénésie. Ses cris attirèrent le sultan, qui lui ordonna, avec une tendresse mêlée d’autorité, de le suivre ; mais cette pauvre créature, si faible, si frivole, et qu’on supposait incapable d’aucun sentiment énergique, se tourna vers son père, et lui dit avec fureur : « Voilà donc ce que tu fais de tes fils !… Va ! je t’empêcherai bien de me faire mourir par la main des muets !… »

En même temps, il tira de sa ceinture un petit poignard qu’on lui laissait plutôt comme un jouet que comme une arme dont il pût jamais se servir, et, avant qu’on eût compris son dessein, il se donna dans le cœur un coup mortel. Soliman fut couvert de son sang. On assure qu’il le pleura.

Cependant la fatale nouvelle se répandait dans le camp et l’attitude de l’armée devenait menaçante ; de moment en moment le danger grandissait et les janissaires commençaient à murmurer autour de la tente impériale ; pendant le reste de la journée, il ne prirent aucune nourriture, et le soir, ils manquèrent à la prière. La situation était terrible. Le sultan n’avait autour de lui que quelques troupes, ses ichoglans, ses eunuques et quelques grands fonctionnaires ; pourtant il ne songea pas à flatter et à apaiser cette multitude ; retiré dans son kiosque, il écouta toute la nuit le bruit confus que faisaient tant de gens qui veillaient ; quand le jour parut, il se leva sombre, courroucé, et dit au grand vizir, qui attendait ses ordres en tremblant : « Puisqu’ils murmurent, je vais leur rendre Mustapha ! »

En effet, le corps du malheureux prince, roulé dans un tapis, fut porté en vue du camp et exposé comme celui d’un rebelle qui venait d’expier justement son crime. En même temps le padischa sortit à cheval, presque seul, et passa au milieu des soldats, la tête haute, le visage menaçant et en regardant autour de lui comme pour découvrir ses ennemis. À cette vue, l’armée entière trembla et se prosterna le front dans la poussière, en criant : « Vive le Sublime Empereur ! Vive le sultan Soliman ! »

Roxelane apprit en même temps la mort de l’homme qu’elle haïssait le plus au monde et la fin déplorable de son plus jeune fils. Pendant plusieurs jours elle parut inconsolable ; mais dans le fond de cette âme méchante il y avait peut-être encore plus de joie que de douleur ; le pauvre Dgiangir n’était pas le plus aimé de ses enfants ; depuis la mort de Mohammed, elle avait concentré tout son amour sur Bajazed, son troisième fils. À ses yeux, Selim, que le droit d’aînesse appelait à monter sur le trône, était indigne de ce grand titre d’empereur. Il est juste de convenir que sur ce point elle était d’accord avec le sentiment populaire. Bajazed avait toutes les qualités qui plaisent à la multitude ; il était beau, hardi, d’une complexion vigoureuse et singulièrement propre à tous les exercices guerriers. Selim, au contraire, avait la taille lourde, la face large et l’air indolent. On l’accusait de boire du vin en secret, et même de s’enivrer, avec un juif renégat, son favori. Les deux frères se haïssaient mortellement, et il était aisé de prévoir qu’à la mort de Soliman l’un des deux ferait étrangler l’autre. Cependant Roxelane n’avait pas impunément triomphé ; ses espions l’avertirent de ce qui se passait dans le camp. Le sultan était resté sur les frontières de l’Anatolie, au milieu de l’armée ; il ne sortait plus de sa tente et semblait livré à une noire mélancolie. Tout lui était suspect ; il avait chassé le grand vizir et la plupart de ceux que protégeait la sultane. D’étranges rumeurs circulaient ; on disait que les eunuques chargés d’ensevelir le prince Mustapha avaient trouvé sur lui des papiers qui contenaient la preuve de son innocence. — Lorsque l’empereur reprit,