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valideh (mère du sultan) et aux princesses du sang impérial. L’aîné de la famille ottomane, l’héritier direct, s’appelait simplement le chazadéh (fils du roi). Soliman hésita avant d’élever si haut son esclave ; mais les séductions de Roxelane l’emportèrent ; il l’épousa solennellement devant le cadi et lui donna pour douaire les revenus d’une province. Un sort si glorieux ne combla pas les désirs de Roxelane ; son ambition avait encore beaucoup d’autres choses à obtenir du sultan. C’était Mustapha, l’aîné des enfants de Soliman, le fils de la Géorgienne qui, depuis sa naissance, était considéré comme l’héritier de l’empire. Bien que la loi qui l’appelait au trône eût été parfois éludée, le sultan persévérait à considérer ce fils comme son successeur. Il lui avait donné le gouvernement de la province d’Amasie, et malgré les secrètes obsessions de la sultane, il lui témoignait toujours les mêmes bontés. Roxelane se lassa de cette sourde lutte, et pour frapper son ennemi d’un coup plus sûr, elle lui envoya pour les fêtes du Baïram une corbeille de fruits confits avec un art merveilleux. Mustapha, dont la défiance était éveillée, ne toucha pas au présent de la sultane et en fit les honneurs à son messager, qui, comblé d’une telle faveur, mangea une poire et mourut un quart d’heure après. À cette nouvelle, la sultane, furieuse et consternée, se prépara à une lutte ouverte ; mais soit insouciance, soit grandeur d’âme, Mustapha garda le silence sur cette tentative.

Tandis que tout ceci se passait à Amasie, le sérail était en fête. Mohammed, le fils aîné de Roxelane, entrait dans sa seizième année, et déjà le sultan l’avait choisi pour gouverner une des grandes provinces de l’empire : c’était comme une royauté qu’il lui donnait. La sultane ordonna pour son départ des préparatifs d’une magnificence extraordinaire ; son harem et sa cour se disposaient à le suivre ; mais il était écrit qu’il ne sortirait pas du sérail : atteint d’une fièvre maligne, il mourut presque subitement. Ses deux frères, Sélim et Bayezid, héritèrent de ses grandeurs, et Dgiangir, le plus jeune des fils de Soliman et de Roxelane, resta seul dans le sérail. Dgiangir était un pauvre petit être difforme, dont la tête charmante disparaissait entre deux épaules monstrueusement inégales. Lorsqu’il eut atteint l’âge d’homme, on continua à le traiter comme un enfant, et il ne quitta pas les appartements intérieurs ; ses saillies égayaient le sultan qui, accoutumé à le voir près de lui, l’aimait avec tendresse, et tolérait de sa part des hardiesses qui eussent coûté la vie à ses autres fils. Dgiangir avait le goût de la poésie, de la musique, des parfums, des pierreries et des beaux vêtements. Il portait habituellement des perles à son cou et un tesbîh (chapelet) de sandal à la main. Ses goûts frivoles, sa vivacité enjouée l’éloignaient des intrigues du sérail ; soit qu’il manquât de pénétration, soit que les passions qui s’agitaient autour de lui fussent habilement dissimulées, il ignorait la haine mortelle que sa mère portait au chazadéh, et, par une contradiction étrange, il manifestait pour ce prince une vive amitié.

Cependant Roxelane avait repris son œuvre : pendant quelques années, lentement, sourdement, elle travailla à détruire le prince Mustapha ; elle l’accusa sans relâche des plus perfides intentions, et s’appliqua surtout à dénoncer ses efforts pour gagner l’affection de l’armée, dont il était, en effet, fanatiquement adoré.

Le padischa finit par prêter l’oreille à ces délations. Il considéra que son fils aîné avait plus de trente ans ; que véritablement il avait une grande influence sur le corps des janissaires, et que peut-être il trouvait déjà long son rôle d’héritier présomptif. La sultane comprit ses dispositions, et frappa un dernier coup. Armée d’une lettre de Mustapha, elle l’accusa d’avoir formé le dessein de détrôner son père : la lettre était adressée au shah de Perse, et contenait la preuve de cette trahison. L’espion qui l’avait livrée à Roxelane s’en était emparé, disait-il, après avoir tué le messager du prince. Cette pièce avait un tel caractère d’authenticité, que Soliman y fut trompé. Il entra dans une fureur silencieuse qui était comme le prélude de ses plus terribles arrêts, et commanda à son grand vizir Rustem d’aller porter à Mustapha l’ordre de se rendre immédiatement à Constantinople.

Mustapha était alors au milieu de l’armée qui, depuis plusieurs mois, campait sur la frontière de son gouvernement ; il refusa fièrement d’obéir. Rustem comprit qu’il ne pourrait pas achever d’accomplir sa mission : au lieu d’exécuter les ordres secrets de son maître, il lui manda que le chazadéh s’était emparé de tous les esprits, et que si l’on touchait à un cheveu de sa tête les soldats et le peuple se révolteraient. C’était la première fois que le padischa commandait sans être obéi. Sa résolution fut prompte : il se mit à la tête des troupes qui étaient à Constantinople, et alla lui-même porter sa réponse au grand vizir.

Tour le monde trembla quand l’étendard impérial parut en vue du camp : Soliman arrivait environné de la pompe guerrière qu’il déployait toujours quand il entrait en campagne. Il amenait avec lui le prince Dgiangir et la plupart des grands dignitaires du sérail. On dressa la tente impériale à la tête du camp. Cette tente était une espèce de palais mobile dont les divisions formaient plusieurs salles d’une magnificence inouïe. Les lambris étaient tapissés de drap d’or et de soieries des Indes ; des tapis de Perse couvraient le sol fraîchement remué, et une fontaine jaillissait au centre d’un kiosque improvisé, dont les fenêtres donnaient sur un paysage solitaire. Quoique le sultan fût très-proche du camp, il n’était

    « La fontaine représentée page 5, toute en faïences de Perse et en marbres de diverses couleurs, est le plus beau type des fontaines de Constantinople. Elle porte la date du règne d’Achmed III. Voici la légende arabe écrite sur une de ses faces, en lettres d’émail et d’or : Buvez avec dévotion l’eau de Khan Ahmédié et priez pour lui. Ce petit monument, de forme quadrangulaire, surmonté de coupoles élégantes, est entièrement revêtu d’arabesques et d’émaux aux couleurs les plus vives, de grilles dorées d’un dessin charmant et de pendentifs sculptés en forme de stalactites.

    « Aux quatre angles de l’édifice ouverts par des fenêtres grillées, se trouvent les fontaines cachées à l’intérieur, afin de conserver la fraîcheur de l’eau. Des gardiens sont chargés de passer à travers la grille, à tous ceux qui le demandent, des vases étamés remplis de cette eau qui, sous ce soleil ardent, semble glacée. En Orient, l’eau fraîche est une jouissance plus grande que le vin le meilleur dans nos climats. Aussi ces fontaines sont-elles toujours des fondations pieuses.

    Adalbert de Beaumont.