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mans, qui une fois enchevêtrés tant bien que mal sur le pont, n’y purent rester qu’à la condition de ne pas faire un mouvement. Je me plaçai à l’arrière, et lorsque la brise de terre se fut élevée, sur les dix heures du soir, qu’on eut orienté les voiles et fixé la barre au moyen d’une corde, je vis tout le monde, passagers, matelots, capitaine, s’endormir d’un profond sommeil : la nuit fut d’une obscurité affreuse, le vent violent : personne ne se réveilla. Tripoli, où nous arrivâmes le lendemain, est traversé par une petite rivière, le Narh-Kadischa : ses jardins, son bazar, ses rues voûtées, ses vieux ponts, ses cafés établis au pied des arbres, en font une des villes les plus enchanteresses de l’Orient. L’eau y coule partout ; elle ruisselle le long des murs, jaillit entre les fentes des pierres, court dans les rues, sort sous les portes. Vers le coucher du soleil, je repartis sur un pauvre petit bateau, n’ayant qu’une simple voile et deux hommes seulement pour le conduire. Je me couchai au fond et tâchai de dormir ; quelle nuit ! Roulé par les vagues, obligé de me lever à chaque instant pour aider aux manœuvres, trempé par l’eau de mer, qui sans cesse entrait par-dessus le bord, je n’eus pas une seconde de repos. Le jour parut. Les deux hommes alors, dirigeant le bateau plus près de terre, se jetèrent à l’eau, gagnèrent le rivage, et ayant attaché une corde au mât, me remorquèrent : nous atteignîmes enfin Amrit. La plaine, brûlée par le soleil, commençait à devenir jaune : le camp abandonné, dans lequel il ne restait plus que deux tentes habitées par M. Gaillardot et M. Thobois, le savant architecte que M. Renan s’était adjoint, avait l’air d’une ville détruite : quelques batchi-bouzouks envoyés par le mudzellin de Zaphita (une ville de l’Akkar) le gardaient. Les batchi-bouzouks sont tout simplement des pillards entretenus par le gouvernement turc : Volney les peint d’une phrase : « On les prendrait, dit-il, plutôt pour des bandits que pour des soldats ; la plupart ont commencé par le premier métier et n’ont pas changé en prenant le second. » Nous restâmes là encore près de trois semaines. Je retournai, dans cet intervalle, assez souvent à Rouad : les habitants, que la crainte des soldats français ne retenait plus, me lançaient des pierres du haut de leurs maisons : quand je passais, les rues devenaient désertes ; j’entendais, à mesure que je faisais du chemin, les portes se fermer bruyamment devant moi, puis à travers les cloisons, les fenêtres grillées, ces phrases qui m’accompagnaient partout : « Ya gitane ! ya malaoun ! » (Oh ! le diable ! oh ! le maudit !)

Un matin, après avoir galopé pendant une heure environ, à l’est de Tortose, je gagnai un bois, où bientôt les oliviers, les amandiers et les poiriers sauvages me cachèrent le pays environnant. Je continuai, marchant toujours au hasard au milieu des herbes, sautant les ruisseaux, traversant des clairières vertes et pleines de soleil. Tout à coup, au détour d’un buisson, j’aperçus un homme qui venait à moi ; lui ayant demandé si de ce côté ne se trouvait pas de village : « Non, me dit-il, mais venez vous reposer chez moi. » Je le suivis. Nous arrivâmes bientôt au pied d’un bouquet d’oliviers, qui auraient pu voir le Christ, s’ils avaient poussé à Jérusalem et non près de Tortose. Quelques épis de blé de Turquie mûrissaient çà et là ; une outre et des hardes se balançaient à la plus grosse branche d’un poirier qui semblait tendre ses fruits aux passants, tandis qu’à l’ombre de ses feuilles une femme assise allaitait un nouveau-né. « C’est ici chez moi, » me dit l’homme, et tandis que je descendais de cheval, tirant un tapis de dessous un buisson, il m’invita à m’asseoir. Un vase de bois contenant du lait aigre, une cruche de terre, un narghilé, formaient tout l’ameublement de cette demeure, dont les murs étaient de feuilles et le plafond d’azur. Mon hôte me raconta sa vie : escorté de sa vache, de son âne et de sa femme, il se retire l’été dans les bois ; l’hiver il descend dans la plaine, où un khan, détruit à demi, lui donne une hospitalité que les ruines ne refusent jamais. Et moi, qui étais arrivé, le croyant malheureux, je partis, enviant presque sa fortune : n’est-il pas riche celui qui peut dire en montrant le ciel qui l’éclaire, l’arbre qui l’abrite, la source qui l’abreuve : « Voyez, reposez-vous, buvez ; vous êtes chez moi ? »

Rien ne nous retenait plus dans la plaine d’Amrit. Ayant dit adieu à nos gardiens, nous partîmes pour Lattaquié à cheval et suivis de deux mulets portant nos bagages. Autrefois la Syrie et le Liban devaient être couverts de forêts immenses : l’eau, retenue alors sur les hauteurs, pouvait toute l’année alimenter les fleuves ; la terre végétale couvrait les cimes, aujourd’hui arides ; le pays était sain et riche ; mais, les arbres morts ou coupés, personne n’en a jamais replanté d’autres. Nous nous arrêtâmes sous des caroubiers gigantesques, au pied desquels un bassin d’eau douce donne naissance à un ruisseau qui va se perdre dans les sables : l’endroit porte le nom de fontaine des Francs ; les croisés y allaient boire. Notre première journée devait nous conduire au château de Mercab, une de ces ruines immenses laissées en Syrie par les chevaliers de Saint-Jean. Le jour baissait quand nous quittâmes le bord de la mer. Un vallon s’ouvrait devant nous, vert, riant, aqueux, abrité ; d’abord il semblait un ravin ; ensuite il s’agrandissait, laissant voir peu à peu un paysage gigantesque : des maisons perdues à droite et à gauche sur des mamelons aigus, des bois, des torrents desséchés, des cascades, des arbres qui pendaient au-dessus des précipices, et parfois, entre deux pics, la silhouette du vieux château de Mercab. Nous montâmes la côte jusqu’à un village chrétien perdu sous les orangers et les grenadiers : Betssétine. Le lendemain nous allâmes à Mercab : d’une part le château domine la côte ; de l’autre il commande la montagne. Quoique fort dévasté, il peut encore aujourd’hui donner une haute idée de ce qu’il était. Ses parties restées debout ont l’aspect imposant des débris de l’antiquité : non leurs lignes savantes, mais leur simplicité et leur grandeur. Les matériaux employés à sa construction sont petits ; loin de nuire à l’ensemble, ils ajoutent au contraire à ses pro-