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effacement humain n’a été plus complet. Aucun vestige d’habitation, aucune pierre taillée, aucune assise enfouie ne sont restés sur cette île rase, nue et déserte. » La phrase de Volney fit tout le mal et peu s’en faut que ces messieurs n’aient, en même temps que la pauvre Aradus, anéanti aussi le rocher qui, selon M. David, fut une république. Son existence n’a tenu qu’à une période.

La petite île d’Arvad, dont le nom grec est Aradus, le nom moderne Rouad, fut le siége d’une population riche, industrieuse et indépendante jusqu’à l’époque romaine. À l’étroit dans leur île, les Arvadiens fondèrent en face, sur la côte, un assez grand nombre de villes, Marathus, entre autres, qui devait plus tard, rivale et ennemie de la métropole, succomber dans la lutte qu’elle engagea contre elle. C’est sans doute sur les ruines d’une de ces cités, détruites à une époque difficile à connaître, que s’éleva, postérieurement au temps où Strabon décrivit les côtes de Syrie, Antaradus, dont le nom arrangé et écourté par les croisés, qui en firent Tortose, s’est conservé jusqu’à nous.

Les fouilles, à Rouad, présentaient d’immenses difficultés : outre les obstacles matériels, ces maisons, serrées et pressées les unes contre les autres, ces murs qui se touchent, ces petits jardins d’un mètre carré tout au plus, le mauvais vouloir des indigènes et la résistance énergique qu’ils firent lors de notre débarquement faillirent rendre l’entreprise impossible. Il y eut émeute et presque combat. Les fouilles néanmoins eurent pour résultat deux marbres égypto-phéniciens, deux statuettes égyptiennes et un assez grand nombre de cippes portant de curieuses inscriptions grecques. L’île, nous l’avons dit, était autrefois entourée d’une muraille dont on retrouve encore tout alentour les débris, et qui la protégeait à la fois contre la mer et les flottes ennemies. Le travail qu’elle a dû coûter est effrayant : là, mieux qu’en aucun endroit de la Syrie, on est frappé de la grandeur que la haute antiquité imprimait à toutes ses œuvres. Une avenue intérieure, d’une largeur énorme, est évidée dans le roc : des chambres, des magasins, des silos y sont creusés. « Le mur se compose, écrit M. Renan, de prismes quadrangulaires de quatre ou cinq mètres de long, superposés quelquefois sans art, d’autres fois, au contraire, avec des intentions très-raffinées… Nul doute que nous n’ayons là un reste de la vieille Arvad, un ouvrage vraiment phénicien, pouvant servir de criterium pour discerner les autres constructions de même origine. »

Les fouilles exécutées à Amrit eurent tout le résultat qu’on en pouvait attendre : au milieu de ces champs déserts, où, à chaque pas, la trace des anciens est visible, où les indigènes ne se risquent qu’en tremblant, si une difficulté se présentait, elle gisait plutôt dans le choix à faire entre tant d’endroits intéressants que dans les obstacles matériels qui, si souvent, avaient failli entraver les travaux de la mission. « Le désert, dit M. Renan, a toujours été le meilleur conservateur des antiquités. » Là, en effet, dans cette plaine immense, couverte de broussailles, de bosquets, de prairies, les édifices de Marathus, survivant à toutes les destructions, sont restés debout. Tombeaux, temples, autels, protégés par la solitude qui, depuis la chute de la ville phénicienne, ne fut pas un instant troublée, n’ont eu à souffrir que de l’action lente du temps. D’abord, c’est au milieu d’une vaste cour de quarante-huit mètres de large sur cinquante-cinq de long et tout entière évidée dans le roc, une cella, composée de quatre pierres et reposant sur une base adhérente au sol. Le toit, bloc gigantesque, est monolithe. « La disposition de l’édifice, dit encore M. Renan, indique clairement une arche ou tabernacle analogue à l’arche des Hébreux, destinée à renfermer les objets sacrés et peut-être des stèles ou plaques de métal sur lesquelles s’écrivaient les lois religieuses. » Plus loin on retrouve encore, à demi enfoncées dans un marais, deux cellas, mais cette fois dans le style purement égyptien. Vers le centre des ruines se dressent les plus curieux et les plus beaux des édifices qui restent de Marathus : ce sont des monuments funèbres. « L’un d’eux, dit M. Renan, est un vrai chef-d’œuvre de proportion, d’élégance et de majesté ; il se compose d’un soubassement rond, flanqué de quatre lions monumentaux d’un effet surprenant, et d’un cylindre surmonté d’une demi-sphère…, le cylindre et l’hémisphère constituent un monolithe colossal de sept mètres de haut. » Outre ces monuments, on trouve encore dans la plaine un mausolée gigantesque, nommé la Tour du limaçon (Burdj el besak) ; il a la forme d’un cube et était surmonté d’une pyramide. « Ce curieux édifice offrira un grand nombre de problèmes des plus intéressants pour l’histoire de l’architecture. Quoique construit avec beaucoup de soin et d’un style parfaitement homogène, les pierres qui le composent sont travaillées d’après des systèmes très-différents. » (Rapport de M. Renan.) Plus à l’est, dans la plaine, un immense stade évidé tout entier dans le roc avec ses gradins, ses portes, ses couloirs, une maison avec ses cloisons, ses murs, ses fenêtres, taillée comme le stade dans la roche vive, une quantité innombrable de caveaux, de carrières, d’ouvrages souvent inexplicables, complètent la collection si précieuse, à tant de titres, des monuments phéniciens de Marathus.

Marathus, qu’Alexandre trouva encore florissante, riche et soumise aux Arvadiens, ayant secoué leur joug, ne vécut pas longtemps de sa vie autonome : Strabon la trouva détruite. Depuis ce temps, elle ne s’est pas relevée, contrairement aux habitudes des villes syriennes, soit que sa destruction ait été plus complète, soit que le pays malsain et fiévreux n’ait, après les Marathiens, tenté personne. Quoi qu’il en soit, il faut rendre grâce, pour cette fois seulement, aux conquérants, qui, en frappant Marathus d’une mort définitive, lui ont permis d’arriver sans transformation jusqu’à nous.

À la fin de mai, le Colbert reparut entre Rouad et la côte, venant chercher la compagnie et annoncer le départ de l’armée pour la France. Je revins à Beyrouth avec lui et en repartis, trois jours après, pour Amrit, mais, cette fois, sur une barque arabe. La barque, quoique à peine assez grande pour ses trois matelots, avait pris une quinzaine de passagers, chrétiens, musul-