Page:Le Tour du monde - 07.djvu/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les enterrements sont aussi l’occasion de démonstrations bruyantes. On se réunit autour du cadavre, on se roule dessus, on se jette avec lui dans la fosse, par convenance ; on s’y bat comme Laërte et Hamlet, par respect humain. Un grand cheik métuali, des environs de Nazareth, venait de mourir. Bien qu’il eût été exécré de son vivant, tous les villages du pays assistèrent par députations à ses funérailles. Le cheik resta trois jours exposé, et chaque fois que, de loin, les gens de sa maison voyaient venir une nouvelle troupe, ils saisissaient le cadavre et allaient avec lui à la rencontre des arrivants. Ceux-ci entamaient alors une série de reproches :

« Pourquoi avez-vous laissé partir notre père ? Rendez-le-nous, c’était notre père ! »

Les autres répondaient :

« Il a voulu partir, nous avons cédé à sa volonté, » etc.

On se querellait quelque temps sur ce ton ; puis une lutte s’engageait, les uns tirant le cadavre par les pieds, les autres par la tête, en criant tous :

« C’était notre père… nous le voulons ! »

Dans ces occasions solennelles, le défunt n’est plus qu’une chose qui sert à faire des politesses. Enfin on rentrait au village, bras dessus, bras dessous, toujours avec le cheik. Cette scène se renouvelait au moins dix fois par jour.

Je me souviens d’un enterrement que je vis chez les chrétiens à Djébel. Le mort, un homme d’une cinquantaine d’années environ, revêtu de ses plus beaux habits, avait autour de lui, rangées en cercle, les femmes de la famille occupées à le pleurer. Toute la ville défila dans la chambre et vint assister à cette douleur bruyante, comme on assiste chez nous au spectacle : c’était en effet une comédie, mais une comédie mal jouée et de mauvais goût, un assaut de plaintes, de cris, de contorsions. La pauvre veuve faisait des efforts inouïs pour se tirer des yeux un pleur qui s’obstinait à n’en pas sortir. Elle remplaça les larmes absentes par des fleurs de rhétorique.

« Ô mon âme, pourquoi nous as-tu quittés ? Que t’avions-nous fait, ingrat ? Pourquoi n’as-tu pas voulu me laisser partir à ta place ? »

Malheureusement pour elle, l’attention de l’assemblée se portait tout entière sur sa fille, dont la voix était plus forte. Les gens riches, qui n’ont pas toujours des larmes à leur service, payent des femmes pour en avoir. Celles-ci gémissent pour la famille, à tant par heure.

De toutes les populations de l’Orient, la population chrétienne est certainement celle qui a le plus d’avenir Elle est au dernier point civilisable, elle aime l’Europe, elle appelle le progrès de tous ses vœux. Une qualité essentielle lui manque : c’est le sens commun. La raison est totalement absente de l’Orient. Guidés par leur imagination seule, imagination enfantine, qu’aucune éducation n’est venue régler, les chrétiens n’ont ni volonté, ni convictions, ni énergie. Un jour ils adoptent un plan de conduite, le lendemain ils l’abandonnent. Divisés entre eux sur des questions puériles, ils augmentent chaque jour ces divisions au lieu de les étouffer ; ils s’attachent en tout à la forme, parce que le fond leur manque. La faute en est à leur ignorance. C’est une race jeune : poltronne, parce qu’elle est sans convictions et sans chefs ; faible et hypocrite, parce qu’elle est opprimée ; rusée et habile, parce qu’elle est intelligente. L’absence de raison n’exclut pas l’intelligence : les maronites en sont une preuve. Leur développement moral s’arrête, faute d’instruction, à l’âge de dix ans, comme un fruit qui n’aurait pas assez de soleil pour mûrir : ils deviennent vieux, ils restent enfants.


V

Environs de Djébel. — La musique. — Le carnaval. — Départ. — Arrivée à Tortose.

Ceux qui, suivant le long de la côte le sentier sans cesse battu par les moukres, s’en détournent seulement pour visiter les cèdres, le couvent d’Anthoura, le séminaire de Ghazir, ne connaissent pas le Liban. Il faut le parcourir en tous sens, gravir ses pentes escarpées, errer dans ses solitudes, où nulle trace de chemin ne vous guide, pour découvrir ses plus admirables paysages. Tantôt riant, tantôt désert, à chaque pas il change d’aspect. Le proverbe arabe dit : Le Liban porte l’hiver sur sa tête ; l’été est à ses pieds ; l’automne a son flanc et le printemps sur ses épaules.

C’était vers la fin de février que j’allai voir un des plus beaux sites des environs de Djébel, Maschnaka. La vallée du Narh-Ibrahim, qu’on suit pour y parvenir, étroite, et aussi profonde que le Liban est élevé, semble une coupure faite au couteau dans la montagne. En bas, le fleuve, un torrent, occupe toute sa largeur. À peine le distinguez-vous à vos pieds, perdu sous les feuilles, les branches entremêlées des arbres morts, les blocs de granit qui obstruent son lit. Une forêt immense a couvert les deux côtés de la vallée : le matin et le soir, des nuages y flottent et vous en dérobent quelques parties, tantôt remontant le cours du fleuve, tantôt descendant vers la mer. Les rochers, coupés à pic, font l’effet de remparts gigantesques, et la forêt, avec ses bataillons d’arbres, grimpant aux pentes, droits et serrés, semble une armée qui monte à l’assaut, l’arme au bras. La Méditerranée, que l’on aperçoit à l’ouest, par une échappée, complète cet incomparable paysage, que dominent les sommets blancs de neige du Djébel-Sannin.

Maschnaka n’est qu’un amas de ruines ; son nom en arabe veut dire Potence. On y pendait, paraît-il, entre deux bas-reliefs, anciennement sculptés dans le roc. Mais qui venait-on pendre dans cet endroit solitaire et désolé ? c’est ce que je n’ai jamais su. Quelques Métualis habitent les hauteurs environnantes. Il y a un an, un prêtre chrétien eut l’idée assez bizarre d’aller s’établir à Maschnaka. Il prit avec lui quatre poules, deux femmes, et un âne qui portait son bagage. Moitié avec des débris antiques, moitié avec des bouses de vache qu’il déroba aux Métualis, ce prêtre se construisit une sorte de petite maison, divisée en trois compartiments : le premier sert d’écurie, le second de