Page:Le Tour du monde - 07.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Des Métualis, habitants de quelques villages perchés dans la haute montagne, descendent à Djébel tous les lundis pour faire leurs provisions. Le nom seul de Métuali agite la petite ville, où la peur, comme la fièvre, est passée à l’état intermittent : les intérêts privés se taisent ; les Giblites se dissimulent derrière leurs pistolets ; on court aux armes. Enfin le terrible cri : « Les voilà ! » se fait entendre, et l’on voit arriver vingt ou vingt-cinq va-nu-pieds, de la secte d’Ali, montés sur des haridelles étiques. Tout se passe avec le plus grand calme. Quand ils sont partis, chacun raconte ses prouesses : l’un leur a donné des coups de bâton, l’autre leur a refusé de la poudre, l’autre les a chassés, etc. Un jour, je m’amusai à raconter à Daoud que, dans une de mes courses aux environs, j’avais été couché en joue par un de ces Métualis. Daoud m’accompagna au bazar, en me promettant de me faire justice du délinquant. Arrivés devant un homme dont la figure était à demi cachée par le mouchoir de soie que les Arabes appellent couffi : « Je crois que c’est celui-là, dis-je au gouverneur ; commandez lui de se découvrir ; j’en veux avoir la certitude. » Daoud, qui, pour tout l’or du monde, n’aurait osé parler au Métuali, se retourna vers un soldat irrégulier de sa suite et lui ordonna de faire connaître à cet homme sa volonté. Le soldat, aussi prudent que son chef, transmit l’ordre à son voisin, le voisin à un troisième, le troisième à un quatrième, le quatrième à un cinquième et le cinquième enfin, ne sachant plus qui l’avait donné, s’approcha mystérieusement de nous, et prenant Daoud à part : « Je suis envoyé vers toi, effendi, dit-il, pour te prier d’aller en personne ordonner à ce Métuali de se découvrir la figure. » Je ne sais ce qu’aurait fait ce pauvre Daoud, si, dans cet instant, le Métuali n’eût écarté son couffi pour se moucher. Je me hâtai de déclarer que je ne le reconnaissais pas. « Par ma barbe ! s’écria Daoud, quand nous fûmes rentrés, si c’eût été celui-là, je l’aurais tué comme un chien ! »

Il y a près du château, dans une écurie qui en dépend, une vingtaine de malheureux rivés tous à une même chaîne et gardés par un homme armé d’un lourd casse tête. Ces gens sont là pour divers méfaits. On ne les exécute pas, on ne les relâche jamais, mais ils servent à faire croire qu’on rend la justice. J’allais quelquefois les voir le matin avec Daoud : ils nous racontaient leurs crimes. Gardien et gouverneur en riaient avec eux aux éclats : si le gouvernement turc ne met pas un carcan au cou de tous ses fonctionnaires, c’est sûrement par économie.

Une des plus grandes causes de mortalité en Orient, c’est la médecine du pays. Les docteurs arabes ne connaissent qu’un remède à tous les maux : la saignée. Aussitôt que quelqu’un craint une indisposition, on le saigne : le lendemain il se sent plus faible, on le resaigne ; le troisième jour on le saigne encore ; le quatrième jour on continue à le saigner ; le cinquième jour on l’enterre. « Dieu l’a voulu ! » dit le médecin. À Damas la population, généralement lymphatique, est décimée de cette manière. Le sultan a cependant fondé une école de médecine, où l’on enseigne la chirurgie, l’anatomie, la botanique et la chimie. Comme je m’étonnais après cela, devant un médecin de l’armée ottomane, de l’ignorance de ses confrères : « C’est bien naturel, me dit-il, les élèves n’entendent que le turc, et Sa Hautesse, afin de forcer ses sujets à l’étude des dialectes occidentaux, a ordonné que les cours se feraient seulement en français. Quand on a étudié pendant deux ans une science dont on n’a pas la moindre notion, dans une langue dont on ne sait pas le premier mot, on est reçu docteur. » Ce qu’il y a d’étrange, c’est le peu de confiance qu’ont les Arabes dans le savoir des Européens. Les amis d’un prêtre, à qui, pour une indisposition, un médecin français avait ordonné un cataplasme et une infusion de chiendent, voyant d’un côté une eau fade et jaunâtre, de l’autre une pâte épaisse et appétissante, décidèrent à l’unanimité que, si les remèdes étaient convenables, le docteur s’abusait étrangement sur l’application qu’on en devait faire : en conséquence ils versèrent le litre de chiendent sur l’estomac du malade et lui firent manger son cataplasme : le malheureux mourut, étouffé par la graine de lin.

L’Église maronite, bien que soumise au pape, reconnaît pour chef suprême un patriarche, qui porte le titre de patriarche d’Antioche : c’est aujourd’hui la plus grande autorité du pays chrétien. Le clergé, clergé influent s’il en fut jamais, se divise en deux classes bien distinctes. Le haut clergé, élevé dans les écoles de la propagande, à Rome, instruit, distingué, peu nombreux ; le bas clergé, choisi parmi les fellahs et resté lui-même fellah. Le premier, élégant, à demi italien, composé de célibataires ; le second, pauvre, s’enivrant de mastic et usant largement du droit qu’ont les prêtres maronites de se marier. Toutefois la naïveté de ses mœurs, la simplicité de sa vie, les vertus véritablement chrétiennes qu’il pratique, la candeur avec laquelle il lit les Pères de l’Église, sans y trouver, je ne dirai pas un sujet de doute, mais de réflexion, les secours qu’il prodigue aux malheureux, l’hospitalité qu’il ne refuse jamais aux voyageurs, le rendent souvent vénérable et digne de la mission qui a été confiée sur la terre aux hommes de Dieu. Je me souviendrai toujours d’un vieux kouri[1] qui, tout occupé à recoller sa cigarette avec une hostie, me disait en m’offrant pour souper des poissons secs et un pain arabe : « Je te reçois comme te recevrait saint Pierre. Les temps ne sont pas changés : c’est toujours Judas qui a la bourse. »

Les prêtres du Liban sont faits pour leurs ouailles : un pareil troupeau ne pourrait avoir d’autres pasteurs. Quant aux paysans, le rudiment de religion qui les éclaire ne leur a appris à connaître que Dieu le Père, saint Georges et le patriarche, bien qu’ils ne sachent pas au juste lequel des trois commande aux autres. Il est vrai qu’à voir la façon dont marchent les affaires du pays, on serait souvent tenté de croire que c’est le patriarche.

  1. Curé.