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Ptolémée, aux lacs dont il fait sortir le Nil (Νείλου λίμναι, les Marais du Nil). Dans son ensemble, le Nyanza peut avoir cent cinquante milles de longueur[1], sur une largeur à peu près égale ; les observations de Speke, qui en avaient déjà placé l’extrémité méridionale vers deux degrés et demi de latitude sud, ont constaté que le bord septentrional est presque directement sous l’équateur. La dépression dont le Nyanza occupe le point le plus bas est du reste une véritable région lacustre. D’autres lacs, d’une étendue plus ou moins considérable, y furent mentionnés au voyageur, qui n’a pu les visiter personnellement ; l’un entre autres, à huit ou dix journées vers le nord-ouest, lui fut désigné sous le nom de Louta-Nzighi.


IV

Parmi les peuples noirs qui avoisinent le côté occidental du Nyanza et chez lesquels les voyageurs ont le plus longtemps séjourné, il en est deux, les Karagoué et les Ouganda, qui sont notés comme particulièrement remarquables. Les premiers touchent à l’angle sud-ouest du lac ; les Ouganda leur confinent du côté du nord. Au-dessous de ceux-ci, dans la même direction, sont les Oungoro, et plus loin encore, toujours en se portant au nord, on trouve le pays de Kalladja qui touche au Louta-Nzighi, et dont les habitants sont d’une autre race. Avec les Oungoro finit le vaste domaine de la famille de langues-sœurs qui couvre la presque totalité de l’Afrique australe[2]. Jusque-là, les interprètes de l’expédition, engagés à Zanzibar, avaient pu comprendre partout les nombreux dialectes que l’on avait rencontrés depuis la côte ; après les Oungoro, des langues absolument différentes leur devinrent complétement inintelligibles. Le fait ethnologique signalé ici par le capitaine Speke confirme et complète à la fois les informations tout à fait correspondantes déjà fournies par les missionnaires du Zanguebar et par ceux du Gabon sur les populations des deux côtes.

Les nègres de Karagoué sont représentés dans la relation comme les plus industrieux et les plus intelligents que l’on eût rencontrés depuis Zanzibar. Les Ouganda, qui leur confinent, partagent cette supériorité ; le voyageur les qualifie de « Français de l’Afrique, » tant il fut charmé de leur vivacité, de leur enjouement, de leur prompte intelligence et du bon goût qui se montre sur leur personne et dans leurs demeures, aussi bien que dans leur conduite vis-à-vis des étrangers. Leur roi Mtéza est un aimable jeune homme, que son nombreux sérail, — luxe des chefs africains comme des princes asiatiques — n’empêche pas d’être passionné pour la chasse. Qu’on ne se hâte pas trop, cependant, de faire de ce pays de l’équateur une Arcadie africaine ; car toutes ces qualités sympathiques attribuées au jeune roi Mtéza n’empêchent pas qu’une loi de l’État ne prescrive le sacrifice journalier d’une victime humaine. Mtéza n’ignorait pas la présence des hommes blancs sur le haut Nil et leurs navigations jusqu’à Gondokoro ; plus d’une fois même des marchandises européennes étaient arrivées jusqu’à lui. Il aurait bien désiré lier de ce côté un commerce régulier d’échanges ; mais les tribus féroces qui occupent en partie le pays intermédiaire rendaient, disait-il, ces rapports difficiles. Il ne faut pas oublier qu’entre son pays et Gondokoro il y a encore un intervalle de près de cent cinquante lieues.


V

Le chef d’Ouganda s’était pris d’amitié pour nos deux voyageurs ; il leur fournit toutes les facilités en son pouvoir pour la suite de leur marche. Speke et son compagnon étaient bien décidés à suivre sans interruption le courant par lequel les eaux du Nyanza s’écoulent vers le nord ; les circonstances, à ce qu’il paraît, ont été plus fortes que leur volonté. La disposition des canaux naturels qui servent d’exutoires au lac est assez particulière ; ce n’est pas une, mais plusieurs rivières qui en forment le déversoir, et parmi ces canaux d’écoulement le plus considérable peut bien avoir cent quarante mètres de large (cent cinquante yards), deux fois la largeur de la Seine au pont Royal. Ces branches sont nombreuses et rejoignent successivement le corps principal, formant ainsi un vaste delta dont la tête, c’est-à-dire le dernier confluent, est à une très-grande distance du lac[3]. Une partie considérable de ce delta est occupée par les Oungoro, dernier peuple qui par sa langue se rattache, comme nous l’avons dit, à la famille australe. Les Oungoro sont de mœurs infiniment plus grossières que les Ouganda et les Karagoué ; c’est le premier peuple que, depuis leur départ de la côte, les voyageurs rencontrèrent dans un état de nudité absolue.

Après les Oungoro, l’expédition se trouva sur les terres gallas. Ce ne fut pas sans quelque surprise que nos voyageurs rencontrèrent ici ce peuple qui a joué, depuis le quinzième siècle, un si grand rôle dans l’histoire de l’Abyssinie, et auquel les récits quelque peu exagérés des anciens voyageurs portugais ont fait une réputation de férocité qui pèse encore sur nos souvenirs. La vérité est que dans leurs habitudes de guerre les Gallas ne montrent ni plus ni moins de barbarie que les autres peuples africains du sud, ni plus ni moins que les Abyssins eux-mêmes. C’est une race prodigieusement ramifiée. Des confins méridionaux de l’Abyssinie, qui sont leur terre natale, ils ont rayonné au loin vers le sud et surtout vers l’ouest ; non-seulement ils possèdent en partie le bassin du fleuve Bleu et du haut fleuve Blanc ; mais il y a de grandes raisons de croire qu’ils se sont avancés dans l’intérieur de la zone équatoriale jusqu’aux approches du golfe de Benin. On sait que

  1. Il s’agit de milles géographiques de soixante au degré. C’est un peu plus de soixante de nos lieues communes, ou environ deux cent quatre-vingts kilomètres.
  2. Sur ce remarquable phénomène ethnologique, qu’il nous soit permis encore de renvoyer aux développements où nous sommes entré dans notre Année géographique, publiée au mois de février dernier (page 73 et suiv.)
  3. Voyez l’esquisse, page 421.