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l’avaient séparé de Burton ; c’est à un autre de ses compagnons d’armes, le capitaine Grant, qu’est revenu l’honneur d’associer son nom à la belle expédition qui vient d’être accomplie.

Speke était revenu d’Europe à Zanzibar au mois d’août 1860 ; il en partit pour l’intérieur le 1er  octobre avec le capitaine Grant, accompagnés d’une nombreuse escorte organisée à grands frais. Speke reprenait précisément la route qu’il avait suivie avec Burton dans le voyage de 1858. Plus tard, il regretta de ne pas avoir choisi pour point de départ une partie de la côte plus rapprochée de l’équateur ; d’autant plus qu’une sécheresse extraordinaire, suivie d’une grande famine et de guerres intestines, semèrent cette première partie du voyage de difficultés inattendues, et retinrent l’expédition pendant de longs mois dans des contrées déjà reconnues qu’il avait compté traverser rapidement. Enfin, au mois d’octobre 1861, il revoyait le Nyanza. Il se trouvait au seuil de la zone inexplorée, où s’ouvrait pour lui et son compagnon de travaux une nouvelle phase de découvertes et d’aventures, mais aussi une nouvelle perspective de périls inconnus.


III

À la nouveauté des scènes et à l’imprévu des incidents, cette partie du journal de Speke réunit l’importance des observations scientifiques. Un séjour de près d’une année, en partie forcé, en partie volontaire, chez les différents peuples qui bordent le lac, l’ont mis à même de réunir des informations et de constater un grand nombre de faits d’un intérêt extrême pour la géographie physique de cette zone équatoriale et pour la connaissance de ses populations. La contrée dont le Nyanza reçoit les eaux est dans son ensemble une région élevée, — élevée, du moins, par rapport au continent africain, dont la configuration générale ne présente qu’un relief médiocre[1]. Speke estime que le pays, situé à l’ouest et au sud-ouest du lac, peut avoir une élévation moyenne de six mille pieds anglais (environ dix huit cents mètres) ; mais les montagnes qui dominent ces hautes plaines atteignent, par quelques-uns de leurs sommets, à une hauteur absolue de dix mille pieds au moins ou trois mille mètres. C’est la hauteur du mont Liban en Syrie. On peut remarquer que cette configuration du pays à l’ouest du lac répond tout à fait à celle que les observations de Krapf et du baron de Decken ont déjà fait connaître à l’est, à mi-chemin environ entre le Nyanza et la côte de Zanzibar. Là aussi de hautes plaines sont hérissées de groupes de montagnes ou de pics isolés, parmi lesquels le Kilimandjaro et le Kénia portent leurs fronts glacés à la hauteur des plus hautes cimes du Caucase[2]. Il est dès à présent hors de tout doute possible, sans rien préjuger quant aux parties encore inconnues de la zone équatoriale à l’ouest du Nyanza, que cette portion déjà partiellement visitée, depuis le plateau du Nyanza jusqu’au Kilimandjaro, est le nœud d’un grand système orographique, et très-probablement la région culminante de toute l’Afrique centrale. Par cette première vue seule, et avant toute exploration de détail, il serait permis d’affirmer que le fleuve Blanc, qui est la tête du Nil, a là, depuis le Kénia et le Kilimandjaro jusqu’au plateau montagneux de l’ouest du Nyanza, nous ne dirons pas sa source unique, mais les branches principales dont se forme son cours supérieur. Des cours d’eau qui descendent de l’est et de l’ouest viennent se déverser dans le Nyanza, dont la hauteur au-dessus de la mer est d’environ trois mille cinq cents pieds anglais[3] (mille soixante-sept mètres), et qui, lui-même, comme va nous le montrer la marche de nos deux voyageurs, a son écoulement au nord. S’il en faut croire les rapports indigènes recueillis par Speke, les hautes vallées à l’ouest du Nyanza enverraient aussi leurs eaux au Tanganika, qui lui-même serait en communication avec le Nyassa du sud, en partie reconnu par Livingstone en 1861[4], et comme le Nyassa verse ses eaux par une belle et large rivière, le Chiré, dans le Zambézi inférieur, il s’ensuivrait que le bassin du Zambézi remonterait jusqu’aux approches de l’équateur, où il s’adosserait aux montagnes dont l’autre versant appartient au bassin du Nil. Ceci confirmerait d’autant plus l’élévation culminante de la zone équatoriale. Cet ensemble de communications a besoin d’être vérifié, mais il n’a rien d’impossible en soi ; car on sait que Burton n’a pu reconnaître la partie méridionale du Tanganika, non plus que Livingstone l’extrémité septentrionale du Nyassa. En résumé, tout ceci nous laisse entrevoir, dans la partie australe du continent africain, un ensemble de dispositions physiques qui ouvre un vaste champ aux futurs explorateurs.

Le Nyanza, bien que dominé à droite et à gauche par des montagnes et des hautes terres, n’a pas une grande profondeur. Les terrains plats et bas qui l’entourent paraissent avoir été autrefois couverts par ses eaux, ce qui impliquerait une diminution graduelle : on sait que le lac Tchad, dans le Soudan oriental, a donné lieu à la même remarque ; et l’on peut dire en général que c’est un trait commun à la plupart des grandes nappes d’eau africaines, ce qui justifie la dénomination de marais (palus, λίμνας) que les anciens auteurs appliquent communément à ceux des lacs du nord de l’Afrique dont ils eurent quelque notion, — notamment, dans

  1. Le plateau qui constitue le massif de l’Afrique australe (dans la partie traversée par Burton et Speke, entre Zanzibar et le lac Tanganika) n’a qu’une altitude moyenne de mille à douze cents mètres ; le point culminant est à treize cent soixante et un mètres (quatre mille quatre cent soixante-sept pieds anglais). Nous sommes loin de l’énorme soulèvement du plateau tibétain, quatre à cinq mille mètres.
  2. Le baron de Decken, par des déterminations trigonométriques, a trouvé, pour la hauteur du Kilimandjaro au-dessus du niveau de la mer, plus de six mille cinq cents mètres, dont près de mille mètres, à sa partie supérieure, restent couverts de neiges éternelles. On peut voir à ce sujet notre Année géographique, 1863, page 36.
  3. En 1858, Speke avait trouvé trois mille sept cent quarante pieds. Le Tanganika occupe un fond de cuve beaucoup plus enfoncé, dix-huit cent quarante pieds seulement (cinq cent soixante mètres) au-dessus du niveau de la mer.
  4. Voir notre Année géographique déjà citée, page 56.