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tait une lutte entre nations : il s’agissait de savoir s’il s’en trouvait une capable de résister à l’Angleterre. M. W*** demanda, en termes énergiques, qu’on lui rendît le fugitif. « Si Djédaï est votre sujet, dit M. de J***, il est mon protégé : laissez-le tranquille et réglez ses comptes. Si vous refusez, vous savez ce que je vous ai dit : j’ai bon bras ! » M. de J*** avait en outre entre les mains des papiers compromettants fournis par Djédaï ; le consul anglais fut obligé de plier, et le soir même il s’écriait les larmes aux yeux : « Voilà quinze années de peines et de travail perdues ! » Ce soir-là, en effet, il y avait une influence française en Syrie.

L’Orient comprend l’esclavage d’une autre manière que l’Amérique. La domesticité s’y confond avec la famille, la famille avec la domesticité ; l’esclave mange à la table du maître, s’assied à côté de lui sur les divans, fume sa pipe et panse ses chevaux. Sa position est intermédiaire entre celle d’un fils et celle d’un palefrenier. Élevés dans la même ignorance, celui qui doit commander, celui qui doit servir se ressemblent ; le travail ne met guère de différence entre eux, et l’éducation n’en met pas du tout. La noblesse d’Orient étonnerait Figaro : tous les maîtres sont dignes d’être valets.

Ces digressions m’ont entraîné bien loin de Djébel, dont je ne veux point reparler avant d’avoir exprimé à MM. de Lubriat, Sacreste, de Groulard, officiers de la compagnie de chasseurs à pied, ainsi qu’à la compagnie elle-même, qui m’a adopté pendant tout le temps que j’ai passé avec elle, ma vive et profonde reconnaissance.

Porte de Tortose. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. Lockroy.

À l’autorité représentée par les quatre gouverneurs de Djébel succéda une autorité unique : celle d’un chrétien de la ville, nommé Daoud, maronite mal léché, vaniteux, de bas étage. Le titre de mudzellin et les trente francs par mois qu’il rapporte comme traitement sont l’objet de la convoitise de tout ce qui occupe une position honorable à Byblos. L’élévation de Daoud y avait excité de vives jalousies, et bien qu’il méritât cent fois d’être destitué, ses concitoyens eurent recours, pour le faire tomber et prendre sa place, aux manœuvres les plus basses, aux mensonges les plus indignes, aux trahisons les plus noires, comme s’il se fût agi d’un trône et d’un budget.

C’est dans le bazar que se traitent les affaires importantes ; c’est là que les révolutions se préparent, que se forment les factions. Aucune ville n’est plus avide de nouvelles, plus curieuse, plus crédule que Byblos : l’horizon y est plein de bâtons flottants. Le jour on se presse autour des boutiques, on discute sur des événements imaginaires, on complote, on conspire. Le soir, la solitude se fait ; les chacals et les hyènes viennent en hurlant remplacer les maronites.