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Baïkal, par un gros temps, nous étions de retour à Irkoutsk vers la fin d’octobre 1848.


III

Voyage sur la Léna, à Yakoutsk et à Okhotsk.

15 mai 1849. — Me voici donc embarquée encore une fois pour une folle entreprise. J’avoue que je commence avec plaisir un voyage qui va compléter l’originalité de ma vie d’artiste : cependant ce n’est pas sans un sentiment pénible que je songe aux deux mille lieues que je vais ajouter encore aux trois mille qui me séparent de la patrie.

Nous devions quitter Irkoutsk à midi, mais nous n’avons pu le faire qu’à deux heures. Nous avons été déjeuner chez les Z… ; on a arrosé les adieux de pétillant champagne, puis à la mode russe, après quelques instants de complète immobilité, chacun se lève, on s’embrasse et on est libre de pleurer pour peu que l’on y soit disposé ; mais cela ne me tentait pas.

Nous nous sommes aussitôt emballées, si j’ose m’exprimer ainsi, la femme du général gouverneur, Mme Z…, ses deux nièces et moi, dans le premier saradosse (espèce de voiture russe très-peu suspendue) ; le général et le gouverneur de la ville dans la dormeuse de celui-ci, attelée de sept chevaux et suivie de six Cosaques, ce qui donnait à notre caravane un air tout à fait imposant ; dans un troisième équipage se trouvaient le docteur, les aides de camp du général et ses secrétaires.

C’est dans cet ordre que nous avons quitté la ville. Toute la population était dehors ; c’était plaisir d’entendre tout ce brave peuple, acclamant le général et nous prodiguant ses souhaits de bon voyage. Par une attention délicate, l’archevêque avait donné l’ordre de mettre toutes les cloches en branle sur notre passage : c’était un dimanche : ce peuple en habits de fête, ces cloches lancées à toute volée, la file de nos équipages, nos Cosaques, toutes ces têtes découvertes, ces officiers de poste et de police qui nous faisaient escorte, et par-dessus tout un soleil splendide, tout semblait s’être réuni pour corriger la tristesse presque toujours inséparable d’un départ pour un long voyage. Nous sommes sortis de la ville à trois heure trente-trois minutes, heure favorable, nous dit-on, et de bon augure ; pourquoi ce nombre trois répété doit-il porter bonheur ? je n’en sais rien. À quelques pas de la ville, un bon prêtre s’était posté au pied d’une grande croix blanche, d’où il a jeté une bénédiction sur tous les voyageurs : on m’a dit que ce prêtre était un vrai serviteur de Dieu, et cette bénédiction descendue sur nous de cette croix rustique était empreinte d’une simplicité solennelle qui nous a tous fort impressionnés.

Curieux rochers devant lesquels sacrifient les Kirghis. — D’après Atkinson.

Nous avons traversé une fort belle route toute couverte de rhododendrons en fleur dont on ne voit de loin que les reflets des pétales d’un rose violacé très-harmonieux.

À vingt verstes de la ville (environ six lieues), nous sommes entrés dans un village, où nous avons trouvé toute la population réunie devant l’église, ayant en tête le golowa (maire) et ses aides ou adjoints ; ils attendaient le général pour lui offrir sur un plateau, selon la coutume russe, le pain et le sel. À la fin du voyage nous avions tant de ces salières que nous aurions pu en fournir à toute la Russie.

En route j’appris le vrai but de notre voyage : « Savez-vous ce que nous allons faire là-bas ? me dit un jour le général. Nous allons en expédition aux embouchures de l’Amour pour en prendre possession au nom du gouvernement russe. Les Anglais y prétendent ; mais j’ai l’ordre de soutenir mordicus que l’une des rives au moins nous appartient. Michel N… a été envoyé d’avance pour annoncer sur les lieux nos intentions et la prochaine arrivée d’un bâtiment de guerre qui vient de faire le tour du monde, et qui va nous prêter son appui ; on transporte de la poudre à Ayane probablement, et je fais exercer les troupes de mon gouvernement. Nous allons chargés de présents destinés à nous rendre favorables les sauvages de ces contrées. Les Chinois n’hésiteront pas à nous céder une rive, quand on leur aura fait comprendre que c’est pour les garantir des Anglais.

— Eh bien ! va pour la conquête des bouches de l’Amour, à laquelle il sera assez original de voir participer une Parisienne jouant du violoncelle, surtout si l’on tire le canon. »