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est ouvert à certains jours de la semaine, et chacun peut y venir prier et faire son sacrifice à ses heures.

Après la visite au temple, l’heure du spectacle étant venue, on se rendit dans la loge du Dzargoutchey. Le théâtre est construit à peu près comme ceux que l’on voit à Paris, dans les Champs-Élysées, les jours de fêtes publiques ; seulement il est orné avec plus de goût et à la manière des Chinois, c’est-à-dire avec une corniche saillante et très-bien peinte à l’avant-scène. Les rôles de femme sont remplis par des jeunes gens de quinze ans d’une jolie figure. Les spectateurs sont en plein air ; le Dzargoutchey seul et les principaux habitants ont des loges en face du théâtre. L’intervalle entre chaque scène était rempli par une salve d’instruments. Il faut avoir entendu cette effroyable musique pour se faire une idée du charivari que peuvent produire tous ces tam-tams, ces gongs, ces cymbales, et particulièrement une espèce de tambour à deux baguettes, que l’on entendrait d’une lieue de loin. La pièce était tirée de l’histoire de la Chine, et rappelait un peu le sujet de la tragédie de Voltaire intitulée : l’Orphelin de la Chine. Le tout était entremêlé de combats qui ne finissent pas, et qui sont encore plus ridicules que ceux qu’on voit dans nos petits théâtres ; par exemple, pour indiquer qu’ils sont à cheval, les acteurs lèvent les jambes très-haut. Leur accent est nasillard ; ils parlent le chinois pur et nous n’en vîmes aucun qui annonçât du talent ; mais, en revanche, leurs costumes, faits avec ces vieilles étoffes chinoises qu’on a même de la peine à trouver dans l’intérieur de l’empire, sont remarquablement beaux. Dans la petite pièce, farce ridicule et indécente de gestes comme de paroles, il y avait des femmes mises comme elles le sont maintenant. Leur costume, aux couleurs et aux étoffes près, qui sont moins sombres, est plus riche, se rapproche de celui des hommes et se compose des mêmes éléments ; rien ne marque la taille, et l’ensemble manque par conséquent de cette élégance qui caractérise la plupart de nos costumes européens. Les chaussures sont affreuses et les pieds atrophiés.

Quant aux coiffures, elles consistent dans une espèce de chignon qui retient les cheveux et vient se rattacher par derrière au moyen d’un riche peigne ; par devant les cheveux sont relevés sur le front, et réunis, soit au sommet de la tête par une forte boucle, soit sur le côté, et toujours accompagnés de fleurs naturelles ; aucune femme chinoise, de quelque âge et de quelque rang qu’elle soit, ne manque à s’en parer. Cela sied fort bien aux jolis visages, et l’on dit qu’ils ne sont pas rares en Chine.

Quant aux hommes, ils sont en général de chétive apparence, avec le visage d’un blanc pâle et maladif, des cheveux d’un noir foncé et huileux, des yeux petits, mais vifs et spirituels. Les gens du peuple sont grossiers ; tandis que ceux d’une classe plus élevée ont assez bonne façon et sont hospitaliers et polis, au moins d’après les échantillons que nous avons eus sous les yeux pendant le peu de temps que nous sommes restés auprès d’eux. Si leur ignorance n’est pas affectée, il faut avouer qu’ils la poussent aussi loin qu’elle peut aller, tant ils sont indifférents pour tout ce qui n’est pas de leur pays. Ainsi, par exemple, le Dzargoutchey de Maï-Ma-Tchin ignorait qu’il y eût un peuple français. Prenez donc la peine, après cela, de conquérir les trois quarts de l’Europe sous la conduite du plus grand capitaine des temps modernes, pour que votre renommée, à bout de souffle et de vol, vienne ainsi s’abattre et mourir à la porte d’un mandarin chinois de sixième ou septième classe ! Ce respectable fonctionnaire ne connaissait en Europe que des Anglais et des Portugais, et se persuadait que les Russes étaient asiatiques. Mais, pour ce qui touche à leur orgueil et à leur intérêt, les Chinois ont un sens pénétrant et un tact qui suppléent aux connaissances qui leur manquent. Ils sont d’ailleurs véritablement opprimés par la dynastie mantchoue qui les gouverne depuis un peu plus de deux siècles. C’est elle qui s’enferme et qui refuse toute communication extérieure. Nous croyons pouvoir assurer que le peuple chinois proprement dit verrait sans peine le monde s’ouvrir devant lui ; il sent qu’il y gagnerait de toute manière ; mais ce n’est qu’en tremblant que quelques Chinois osent s’ouvrir sur ce sujet avec les étrangers ; les peines les plus sévères atteindraient ceux qui auraient l’audace d’exprimer cette pensée, qui existe pourtant chez le plus grand nombre.

La comédie ayant terminé les plaisirs de la journée, nous nous séparâmes du Dzargoutchey, et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde. Le lendemain il vint à son tour à notre logis, apportant avec lui ses présents qui, chez les Orientaux, sont une marque de considération qu’ils accordent toujours à ceux qui les visitent. Ces présents consistaient en une pièce de satin noir, deux demi-pièces de satin broché bleu et brun, deux lanternes de bois travaillé, garnies avec du canevas brodé en fleurs de couleur, une boîte d’essence de thé, du thé noir et du thé vert, et quelques autres menus objets. On lui riposta sur-le-champ par une montre anglaise en or à répétition, douze aunes de beau drap bleu, et l’on n’oublia pas les comédiens qui nous avaient amusés la veille. Tout cela coûta assez cher ; mais on ne voulait pas être en reste de politesse avec ces messieurs, et l’on put espérer qu’ils conserveraient un souvenir agréable de notre excursion au delà de leur frontière.


II

Visite à une tribu de Bouriates.

Pendant notre séjour à Kiachta, nous avions reçu la visite des chefs des tribus bouriates qui vivent dans les steppes avoisinantes. Ils témoignèrent au chef de notre petite caravane le désir de nous voir chez eux, et l’on convint du jour de l’entrevue. Après avoir fait nos adieux à nos amis de Kiachta, nous nous mîmes en route, et nous rencontrâmes le lendemain sur les bords de la Sélinga l’escorte d’honneur que nous envoyaient les Bouriates : trois cents cavaliers, ayant de belles robes de satin de différentes couleurs, des bonnets pointus garnis de fourrures, des arcs et des flèches en