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peaux des nomades ; dans les anfractuosités de leurs vallées élevées, l’ours du nord épie ces mêmes troupeaux, lors de leurs migrations, et, à leur défaut, chasse l’argali et le cerf.

Dans mes courses à travers l’Asie centrale, j’ai croisé fréquemment la piste de l’un et de l’autre de ces grands carnassiers. Leurs rugissements ont souvent troublé le repos de mes haltes de nuit. Plus d’une fois j’ai vu les feux de mon bivac se réfléchir dans leurs prunelles fixes et sanglantes. Enfin, il arriva un jour qu’un de mes guides, assailli à l’improviste par un tigre, ne dut son salut qu’à l’abandon qu’il fit du cheval qu’il montait pour s’enfuir à toute bride sur son cheval de main.

Noble attrait pour les chasseurs, le maral, ou grand cerf, dont le bois est très-estimé par les Chinois, se trouve dans toutes les hautes régions du massif de l’Alatau, et de la double chaîne du Mustau ; mais il faut des hommes sans peur pour le poursuivre jusqu’au fond de ses retraites, au sein des précipices, sur les glaciers, et sur les pics couverts de neiges éternelles. En hiver, au printemps, il habite les vallées ; mais dès que les chaleurs commencent, il escalade la montagne pour échapper aux mouches et aux insectes ; ils se montrent rarement en troupe, bien qu’on en voie quelquefois dix à douze postés ensemble au bord d’un précipice, à quinze cents, à deux mille pieds de hauteur, sur des rochers à peu près inaccessibles.

Je les ai vus gravir les roches escarpées et brouter la mousse veloutée qui croît sur la pente des monts. Un jour j’en ai aperçu sept se tenant en observation au sommet d’un rocher, pareil à une tour gigantesque de sept à huit cents pieds d’élévation, à pic de trois côtés ; le quatrième, étroite arête rocheuse, plongeant, par un angle de soixante degrés, dans un profond précipice, se redressait parfois en murs perpendiculaires qui semblaient en rendre l’ascension impossible ; c’est pourtant par ce fantastique escalier seulement que les marals avaient pu atteindre le sommet.

Arches naturelle de granit (voy. p. 376). — D’après Atkinson.

Un grand précipice, profond de mille pieds au moins, large de près de six cents mètres, nous séparait d’eux ; quel regret pour nous ! Mais quel moyen de descendre dans l’abîme et d’escalader les pentes opposées ? Et penser qu’une fois l’ascension faite, nous en eussions immanquablement tué quelques-uns. C’était bien là le supplice de Tantale ; c’était un de ces spectacles qui jettent un chasseur dans un excès d’audace ; mais cette fois, vu l’impossibilité, il fallut se contenter d’admirer les splendides bêtes, tout en faisant des vœux pour les rencontrer un jour de plus près. Je chassais sans avoir déjeuné le matin, sans avoir dîné ou soupé le jour précédent ; après cinq ou six heures de course, je vis, à cinq ou six cents mètres, les cornes branchues du maral que je poursuivais se dresser au-dessus du fourré où se tenait la bête. Après avoir rampé précautionneusement pendant une demi-heure, j’arrive enfin à portée, à ce point d’où l’œil noir de la bête brille assez pour servir de point de mire. Me couchant alors à plat ventre sur le gazon, ne levant la tête qu’avec infiniment d’attention, je mets en joue avec la perspective certaine d’un heureux et prochain banquet ; mon doigt touche la détente ; mais quoi ! point de balle sifflante ; le marteau est tombé sur une mauvaise capsule, en faisant tout juste assez de bruit pour mettre le cerf en éveil, et voila la bête qui, d’un bond, emporte avec elle mon dîner à l’horizon.

Les Cosaques et les Kalmouks déploient, dans leurs chasses, un sentiment plus délicat des exigences de l’honneur que beaucoup de nos Européens les plus civilisés.

Deux Cosaques chassaient le maral, pour vivre d’abord, puis pour vendre le bois si haut prisé de ce cerf. Déjà ils avaient pénétré bien avant dans l’Alatau ; leurs coups de fusil avaient été heureux ; ils dormaient chaque nuit auprès de leur proie. Un matin, après quelques heures de chasse, ils rencontrèrent une superbe bête, dont la ramure leur sembla valoir au moins cent vingt roubles, soit quatre cent vingt-cinq francs ; c’était plus