Page:Le Tour du monde - 07.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dit que Koubaldos avait envoyé un Kirghis chercher les hommes de l’aoul pendant la nuit et qu’ils étaient en expédition ; mais elle ne savait pas où. Elle nous dit aussi qu’à une journée de marche vers le sud, se trouvaient également un lac et des pâturages ; que plus loin nous verrions une montagne à pic près de laquelle habitait le sultan Sabeck. Ceci concordait avec la description que Baspasihan m’avait faite. Je ne pouvais douter de la véracité de cette femme. Ainsi la Providence elle-même nous fournissait les informations dont nous avions besoin.

Nous reprîmes le grand trot ; deux heures plus tard, l’herbe disparut de la steppe et fit place à un désert de sable. Le soleil étant encore assez haut, on poussa en avant. Trois heures s’écoulèrent encore ; on commençait à entrevoir une ligne sombre traversant la steppe. C’étaient les buissons qui longeaient une rivière. Plusieurs monticules rocheux se montraient au nord. Au sud, la plaine s’étendait aussi loin que les yeux pouvaient découvrir : c’était une région stérile et dépourvue d’intérêt. Les chevaux commençaient à dresser les oreilles ; ils pressentaient de l’eau dans le voisinage ; en effet, on atteignit une petite rivière avant que le soleil disparût de l’horizon. Ce fut un brillant coucher de soleil. Des vapeurs rouges sillonnaient l’horizon ; éparses à la fois dans l’espace et sur la steppe, elles jetaient un voile obscur sur la ligne qui séparait la terre du ciel. Des nuages d’or flottaient en masses floconneuses au-dessus de l’endroit où le soleil venait de disparaître, et montaient au loin vers le zénith. Ils prirent d’abord l’éclat d’une flamme brillante qui éblouissait presque les yeux. Puis cette flamme d’un rouge ardent se nuança graduellement jusqu’au cramoisi le plus foncé. La partie supérieure du ciel, d’un bleu obscur, au moyen de gradations nombreuses, prit une teinte verdâtre, puis elle passa au jaune pâle, dont les tons s’accentuaient davantage à mesure que les regards s’abaissaient vers l’horizon, jusqu’à ce qu’enfin elle devint orange, ombrée d’un rouge fauve au niveau de l’horizon, sur lequel tranchait la plaine de couleur pourpre sombre. C’était un spectacle magnifique et plein de calme ; mon escorte faisait l’effet d’un point au milieu du désert sans bornes.

On tint conseil en ce lieu, maintenant si calme, et qui pouvait devenir le théâtre d’une lutte sanglante avant que les rayons du soleil levant tombassent sur la steppe. Les Cosaques, Tchuck-a-boi et quelques-uns des Kirghis estimaient que la bande de Koubaldos était sur nos traces. Nous savions que Koubaldos n’avait besoin que de nos chevaux ; s’il pouvait seulement nous en séparer nous deviendrions une proie aisée à saisir ; nous ne pouvions échapper à pied de ces vastes déserts de sable, et ces brigands s’empareraient de nos armes sans courir de grands dangers.

Koubaldos une fois renseigné sur notre compte par les gardiens de ses troupeaux, au petit aoul, pouvait nous atteindre vers minuit ; aussi, avant la tombée du soir, nos carabines furent examinées et rechargées avec soin. Les chevaux furent rassemblés et attachés, puis on plaça des sentinelles, on régla l’heure des factions, et bientôt, comptant sur la vigilance des hommes et des chiens de garde, tout le reste de notre petit camp ne tarda pas à s’endormir.

Plus tard, quand un Cosaque m’éveilla, je fus surpris que les heures se fussent écoulées si tranquillement. Les sentinelles n’avaient entendu aucun son, sinon le clapotement du ruisseau voisin, et les chiens n’avaient pas grondé une seule fois. La nuit était belle, les étoiles étincelaient dans un ciel sans nuage ; un repos absolu planait sur ces vastes régions : on entendait jusqu’à nos pas sur le gazon épais ; on n’apercevait rien à travers le clair obscur qui régnait sur la steppe, quand soudain toute la plaine fut éclairée d’une pâle lumière azurée. J’en éprouvai un tressaillement momentané ; mais en levant les yeux, je vis un énorme météore, d’une belle couleur bleue, traverser lentement l’espace du sud au nord.

Après s’être mû pendant une trentaine de secondes, il s’enflamma, projetant une lumière éclatante, bientôt suivie d’un bruit pareil à celui du canon dans le lointain. Cette détonation éveilla quelques-uns de nos gens, qui se levèrent, croyant avoir entendu le feu de nos carabines. Ce phénomène n’intéressait beaucoup ; d’autres météores apparurent ; ils étaient petits, de la couleur d’une flamme brillante, courant avec une vitesse surprenante et laissant derrière eux, pour la plupart, une traînée d’étincelles blanches. Notre temps de garde s’était écoulé sans avoir été interrompu par les voleurs ; d’autres hommes vinrent nous remplacer, et je m’assis à considérer les météores. Vers deux heures et demie après minuit, ils devinrent très-nombreux et encore plus beaux. Quelques-uns étaient d’un cramoisi éclatant, d’autres de couleur pourpre ardente. Ils se dirigeaient dans des directions variées, principalement vers le nord-ouest. Ils continuèrent de tomber pendant plus d’une heure ; je pus en compter cent huit dans cet espace de temps. J’en voyais souvent trois ou quatre simultanément. C’était le matin du 11 août, et je me rappelai que cette date de l’année était marquée par l’apparition périodique de ce phénomène.

J’avais oublié Koubaldos et sa bande, et j’étais assis à méditer sur la scène à laquelle je venais d’assister, quand un chien couché près de moi se mit à gronder. Invité à se tenir tranquille, il recommença bientôt, et ses compagnons l’imitèrent sourdement. Évidemment ils sentaient quelque chose sur la steppe. Une longue et étroite bande de lumière paraissait déjà à l’horizon au nord-est ; bientôt des lueurs incertaines commencèrent à éclairer la plaine et on put distinguer les objets à quelque distance. On délia les chiens, qui se dirigèrent en aboyant avec fureur vers le bord de la rivière, d’où nous vîmes une troupe de cerfs s’éloigner en bondissant : c’était leur voisinage qui avait inquiété notre meute.

La matinée était délicieuse, éclairée d’un soleil brillant et rafraîchie par une jolie brise, et nous nous remîmes en route en nous félicitant d’avoir passé la nuit sans avoir été attaqués.