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et amis de Baspasihan, nous avait déjà précédés, transmise de voix en voix.

En chemin, nous rencontrâmes une troupe de chevaux derrière laquelle nous aperçûmes des Kirghis venant au-devant de nous. Comme on allait vite des deux côtés, on ne tarda point à se rejoindre : les Kirghis nous annoncèrent qu’ils venaient de la part de leur chef, Oui-Yass, nous souhaiter la bienvenue. On distinguait, à quelque distance, les yourtes échelonnées sur les bords d’un lac qui s’étendait beaucoup au delà. C’était un tableau très-agréable après une si terrible course. Il était évident que le chef possédait de riches troupeaux et se trouvait a la tête d’un puissant aoul.

Les Kirghis nous menèrent à une yourte devant laquelle une lance surmontée d’une touffe de poils roux était enfoncée dans la terre ; un vieillard au regard bienveillant se tenait auprès. Il portait un riche kalat de soie de couleur jaune et cramoisie, et avait la taille ceinte d’une écharpe verte. Son chapeau de soie, également de couleur cramoisie et brodé d’argent, faisait l’effet d’une calote ; il était chaussé de bottes rouges à très-hauts talons. C’était Oui-Yass, qui prit les rênes de mon cheval et me tendit la main pour m’aider à descendre. Quand je fus à terre, il me plaça d’abord la main droite sur la poitrine, puis la main gauche, après quoi il m’introduisit dans sa yourte. Des tapis étaient étendus sur le sol en face de la porte, du côté opposé. Il me fit asseoir dessus et voulait s’asseoir lui-même sur du voilock, si je ne l’avais fait asseoir près de moi. On apporta bientôt une théière de cuivre, puis on déposa sur une table basse des tasses à thé chinoises avec des soucoupes, et l’on avança la table devant nous : on y adjoignit un bassin contenant du sucre candi et plusieurs plats garnis de fruits exquis. Ensuite, un enfant d’environ dix-sept ans vint s’agenouiller devant la table, versa du thé et m’en présenta une tasse, ainsi que des fruits. Il fit la même chose pour mon hôte, apportant le plus grand soin à remplir ses tasses et la théière au fur et à mesure qu’elles se vidaient.

Dès que nous fûmes assis, les convives affluèrent dans la yourte. Un grand nombre étaient vêtus de kalats de soie et coiffés de chapeaux en peau de renard. L’enfant dont j’ai parlé présentait le thé aux hommes. Outre les visiteurs placés dans l’intérieur, un grand nombre étaient dehors à nous considérer, se relevant de temps à autre afin de nous voir tous. Le costume des gens de mon escorte avait de la ressemblance avec celui des Kirghis de distinction ; mais la différence de mon accoutrement et du leur était si marquée, qu’ils n’avaient jamais rien vu qui s’en rapprochât à un titre quelconque. Je portais une jaquette de chasse à raies vertes, un gilet rayé de même et un pantalon large, dont, à vrai dire, on ne voyait pas grand-chose, car il était caché dans de longues bottes de chasse ; j’avais de plus une chemise de calicot rose avec un col rabattu sur une cravate légère, et un chapeau de feutre à larges bords qui prenait toutes les formes. Depuis quatre ans, nul coiffeur n’avait touché à mes cheveux ; ils pendaient en boucles flottantes. C’était une chose merveilleuse pour mes hôtes, car chez eux toutes les têtes masculines sont rasées scrupuleusement.

Ayant pris quelques renseignements sur le pays à traverser, avant d’arriver chez le sultan Sabeck, j’appris qu’en deux jours de marche nous atteindrions l’aoul de Koubaldos, voleur de profession. Mon hôte me dit que cet Outlaw ne nous molesterait aucunement à son aoul, mais que ses bandes suivraient nos traces et essayeraient de nous voler pendant nos marches.

J’ignore si le jeune étalon du sultan Baspasihan, placé sous ma garde, provoqua la confiance de Oui-Yass, mais il désira aussi envoyer une mission au sultan Sabeck. Il voulut me faire accompagner de trois Kirghis et me proposa de nous fournir des chevaux frais, dont nous avions certainement besoin, disait-il. Du reste, il prendrait soin des nôtres jusqu’à ce que nous revinssions à ses pacages de l’ouest, où il se proposait de transporter son aoul sous peu. Il ajoutait que c’était notre chemin lors de notre retour. Quand cet arrangement fut réglé, un Cosaque m’apporta un morceau de mouton bouilli ; un grand festin d’adieu fut servi et nous rentrâmes dans le désert. Avant de partir, j’avais fait demander aux Kirghis par un des Cosaques si quelqu’un d’entre eux était effrayé d’aller à l’aoul de Koubaldos. Tous avaient répondu : jock, non ! en faisant tournoyer leur hache autour de leur tête.


Un camp d’Outlaws. — Départ précipité. — Coucher du soleil au désert. — Pluie de bolides. — Les bandits en défaut. — Les sultans de la steppe, leurs guerres et leurs funérailles.

Le passage d’une riche végétation à la nudité du désert, de la scène si pleine de vie que nous avions quittée le matin à la solitude complète de la steppe, prêtait à des réflexions mélancoliques. Là, en effet, il n’y a que bien peu de liens communs entre les hommes ; les Kirghis vivent séparés de l’univers, et tout entiers absorbés par les soins de leurs troupeaux ; la plupart vieillissent et meurent sans avoir vu la face d’un homme étranger à leur tribu.

Ce jour-là nous avons été témoins d’un bel effet de mirage. Un lac d’une étendue immense apparut sur la steppe, flanqué d’une ville considérable sur sa rive. De grands arbres et de vastes forêts étaient reproduits avec tant de fidélité, qu’il était vraiment difficile de ne voir là qu’une illusion. Les heures succédèrent aux heures ; le tableau reculait devant nous, se transformant à chaque instant, jusqu’à ce qu’enfin il s’évanouit. Deux des Cosaques et un Kalmouk qui n’avaient jamais été témoins d’un phénomène de ce genre, ne pouvaient croire que ces eaux, cette verdure, ces monuments ne fussent que du sable aride.

Dans l’après-midi du lendemain la plaine changea de couleur dans le lointain, ce qui nous indiquait l’approche des pâturages que nous cherchions. Une heure après nous étions en présence d’une troupe de chameaux et d’une grande quantité de chevaux. À une verste des troupeaux, on découvrit plusieurs hommes marchant à notre