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placé entre moi et le sultan, était plein de mouton et de riz cuits ensemble.

Chacun tira son couteau de sa gaîne ; il n”était pas besoin de couverts. Mon hôte saisit un magnifique morceau de mouton dans le tas, me le mit dans la main, et recommença la même opération pour lui-même. C’était le signal attendu. À l’instant, toutes les mains plongèrent dans les auges. Les Kirghis placés au premier rang choisissaient ce qu’ils préféraient, et après en avoir mangé une partie, chacun tendait le morceau au convive qu’il avait derrière lui ; quand celui-ci en avait enlevé une bouchée ou deux, il passait le surplus à un troisième ; puis venait le tour des jeunes gens. Après avoir passé par toutes ces mains et par toutes ces bouches, les os arrivaient aux femmes et aux jeunes filles à peu près dépouillés. Finalement, lorsque ces pauvres créatures les avaient rongés de manière à n’y plus rien laisser, elles les jetaient aux chiens. Pendant le cours du dîner, je remarquai trois enfants nus rampant derrière le sultan, dont l’attention était dirigée vers le cercle d’en face. Leurs petits yeux suivaient ses mouvements avec anxiété ; quand ils furent à une portée convenable, leurs mains saisirent une pièce de mouton dans l’auge ; ils se retirèrent de la même manière furtive derrière un morceau de voilock, où ils dévorèrent leur butin. Je les vis recommencer deux à trois fois ce manége ; leur habileté m’amusait beaucoup. Plus loin que les femmes, environné d’une troupe de chiens, un enfant de quatre ans était assis tenant à la main l’os d’un gigot de mouton dont il s’escrimait fort habilement contre les nez d’une multitude de chiens affamés qui l’entouraient en aboyant.

En quelques instants, le mouton eut disparu ; d’énormes vases pleins du liquide dans lequel il avait bouilli commencèrent à circuler de main en main ; les Kirghis avalaient ce bouillon avec délices. Enfin, le dîner fini, deux hommes apportèrent des aiguières et nous versèrent de l’eau chaude sur les mains, après quoi chacun se leva pour aller vaquer à ses occupations.

Bearcoote ou aigle noir de Mongolie abattant un cerf. — D’après Atkinson.

Alors le Sultan exprima le désir de voir nos carabines à l’œuvre, et donna l’ordre à trois hommes de les apporter. Je leur fournis de la poudre et du plomb, et les engageai à tirer sur un but placé à soixante pas. Chacun tira deux coups sans toucher le but ; ils s’en rapprochèrent alors de dix pas, et l’un d’entre eux l’atteignit à leur grande joie. Un Cosaque et Tchuck-a-boi tirèrent à leur tour et percèrent de leurs deux balles le centre de la cible. J’invitai l’un des Cosaques à placer la cible à la portée la plus longue qu’il supposait à nos carabines. Il la porta à environ cent cinquante mètres. Cette distance excita une grande surprise chez le sultan et ses Kirghis. Lorsque du premier coup ils virent un trou se produire non loin du centre de la cible, ils furent stupéfaits et conçurent une haute idée de la supériorité de notre tir et de nos armes. C’était tout ce que je désirais.

Le sultan apprenant que je voulais partir le lendemain, proposa de m’escorter jusqu’à un autre aoul, éloigné du sien d’une journée environ. Nous aurions, chemin faisant, une chasse au bearcoote, et nous pourrions juger de leur manière de chasser, attendu que le gibier abondait sur notre route. Il était aussi curieux de voir une chasse au sanglier et d’être témoin de l’effet de nos carabines sur les animaux à poil rude. Pendant la soirée, le sultan me demanda si je voulais permettre à deux de ses Kirghis de m’accompagner jusque chez son ami le sultan Sabeck, que j’avais, manifesté le désir de visiter. Il voulait envoyer comme présent à son ami un jeune étalon d’une belle qualité qu’il jugeait devoir être en sûreté sous notre garde. La précision et la portée de nos carabines lui avaient inspiré une haute idée du pouvoir que nous avions de repousser les attaques de n’importe qui. On étendit à mon intention plusieurs peaux dans la yourte du sultan ; je me couchai dessus et m’endormis profondément, oubliant à la fois la fatigue et les bandits.

L’aube nous trouva debout, en train de faire nos préparatifs de départ. Les chevaux étaient sellés, tout autour de nous avait une physionomie affairée. Après avoir pris notre repas du matin, on amena des chevaux pour le sultan et pour moi. Je devais monter ce jour-là un de ses meilleurs chevaux, animal superbe à la robe gris-noir ; il rongeait mon mors anglais, qui ne lui semblait pas d’un goût fort délicat. Chacun de mes gens était monté sur un cheval appartenant au sultan ; les nôtres avaient été envoyés en avant à l’aoul où nous nous rendions, conduits par des Kirghis et trois de mes Kalmouks.