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Le pays chrétien dans lequel Djébel est bâtie fut, en 1855, bouleversé par une révolution qui chassa les cheiks, ses anciens maîtres. Depuis ce temps, il jouit d’une absence totale d’autorités, et les divers pouvoirs qui se disputent la Syrie, le pacha turc, le caïmacan, les beys de la montagne, etc., etc., envoient dans les villes un délégué qui les représente ; c’est ainsi que Djébel en avait quatre, c’est-à-dire au moins trois de trop.

Nulle part peut-être l’art antique n’a été moins respecté qu’à Byblos. Ses édifices ont servi à faire des maisons ; ses nécropoles ont été violées à toutes les époques. Depuis des siècles, il y a en Syrie des hommes qui font la chasse aux morts : le mort est un gibier craintif, surtout quand il appartient à l’espèce phénicienne, et les Giblites ont, pour le trouver, une merveilleuse adresse. Au reste, il faut convenir que les générations éteintes ne se sont pas elles-mêmes traitées avec beaucoup de respects. Quand les morts phéniciens se furent endormis pour toujours dans les grottes sépulcrales qu’ils s’étaient creusées, les morts grecs, cherchant à se caser, ne trouvèrent rien de mieux que de mettre à la porte des nécropoles leurs propriétaires légitimes, et, après avoir fait au logis quelques réparations de bon goût, de prendre leurs places et de se coucher dans leurs lits. Les morts romains à leur tour, qui ne voulaient pas rester à l’air, traitèrent les Grecs comme ceux-ci avaient traité les Phéniciens, avec un sang-gêne inconvenant de la part de trépassés. Les morts chrétiens firent même chose aux Romains idolâtres, et les sépultures devinrent des auberges. Seuls, les morts musulmans n’osèrent entrer dans ces souterrains, de peur de ne plus pouvoir en sortir au jour du jugement.

Pierres anciennes à Djébel. — Dessin de A. de Bar d’après un dessin de M. Lockroy.

L’arrivée de la compagnie et le commencement des fouilles furent le prétexte de fêtes et de fantasias. Les Giblites se couvrirent d’armes de toutes sortes, brûlèrent de la poudre, firent des évolutions militaires : nous étions en pleine paix, et c’est ordinairement ces moments-là que les chrétiens du Liban choisissent pour se montrer guerriers. Le courage est à l’ordre du jour : on massacre des Druses imaginaires et l’on poursuit des musulmans abstraits. C’était un tapage effroyable, une ivresse inouïe : on se serait cru au milieu du bouquet d’un feu d’artifice ; les pistolets partaient tout seuls ; les tromblons se déchargeaient d’eux-mêmes dans vos jambes ; des chevaux fantastiques vous foulaient aux pieds. Les cavaliers, agitant de longues lances, entraient à toute bride dans la foule ; les sabres voltigeaient, en ayant l’air de chercher des têtes à cueillir ; les fusils (fabrique de Liége) achetés sept, dix ou douze francs à Beyrouth, étaient chargés jusqu’à la gueule, et comme s’ils eussent aussi voulu témoigner leur joie, les ressorts se brisaient, les canons crevaient, les crosses se fendaient avec un entrain qu’on eût vainement demandé à des armes de prix. J’ai vu un homme tirer toute la journée avec un fusil qui, chaque fois qu’il partait, faisait sauter sa batterie à terre : le tireur l’allait tranquillement chercher, la rajustait et continuait le feu. Ces démonstrations, pour être très-vives, n’en étaient pas plus sincères, et cet enthousiasme, bien qu’il prît la forme d’une aliénation mentale, et peut être à cause de cela, n’était pas très-réel. Aucun sentiment, si ce n’est le sentiment personnel, n’est bien profond en Orient. L’Orient ne s’attache qu’à la forme : C’est le pays de Brid’oison. Hommes et choses y ont deux faces : l’une, destinée à être vue, l’autre à rester cachée. Le moindre gardeur de bestiaux y a une allure biblique : de loin, on croit voir Abraham ; de près, c’est un gueux vêtu de loques, il est patriarche à vingt pas, goujat à deux. Vertus et sentiments y sont comme les habits. J’ai souvent eu l’occasion d’examiner le vêtement des princes du pays ; à l’extérieur un drap fin, lustré, étincelant d’or ; pour le doubler, une étoffe commune, sale, en lambeaux. On a dit de la Russie que c’était une façade ; l’Orient, c’est la veste d’un émir ; — gare la doublure ! — Tout n’y est qu’apparence, et le soleil lui-même y doit avoir un envers.

L’arrivée de l’armée française avait mis fin aux massacres qui, pendant l’été de 1860, ensanglantèrent la Syrie.

Les malheureux chrétiens étaient encore, au moment où commencèrent les travaux de la mission, entassés dans les villes de la côte, où la guerre les avait forcés de chercher un refuge. Déjà, depuis longtemps, en Syrie, j’avais vu leurs maisons en ruine et les cadavres d’un grand nombre d’entre eux encombrant leurs villages détruits.

La Porte, malgré une sévérité apparente, s’efforçait de sauver les Druses. Sa connivence était palpable : elle ne leur réclamait que mollement l’indemnité due aux chrétiens, et elle continuait à accabler ceux-ci d’impôts : elle faisait partir des convois de massacreurs pour Stamboul ; mais, au lieu de les envoyer au bagne, comme cela