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Tous les assistants furent profondément étonnés d’en voir sortir de la vapeur sans qu’il y eût du feu dessous. L’un d’entre eux posa la main dessus et en retira ses doigts brûlés, au grand amusement des autres. On apporta aussi dans un brillant plat d’étain mon dîner, consistant en venaison grillée. Le plat, le couteau et la fourchette excitèrent une curiosité générale. Ces objets étaient tout à fait nouveaux pour ces populations. Ils me regardaient tous manger ; rien ne put les décider à quitter la place avant que le dernier plat fût emporté.

Darma Tsyren avait ordonné de tuer un mouton en mon honneur ; il y avait déjà quelque temps que la dépouille de l’animal était en train de cuire, lorsqu’on vint annoncer que le régal était prêt. Je fus enfin laissé à moi-même. Tout l’aoul, hommes, femmes et enfants, prit joyeusement part à la fête. C’était mon tour d’être spectateur. Mais je ne veux pas exciter par une description le dégoût de mes lecteurs.

Le repas terminé, je mandai Tchuck-a-boi dans la yourte et le chargeai de demander des chevaux et des guides à notre hôte pour le voyage du lendemain. Le sultan les donna volontiers, et, suivant son expression, ils furent prêts dès l’aurore.


II

Plaines de la Mongolie. — La steppe et ses habitants.

De l’aoul de Darma, il nous fallut faire route droit au nord, à travers les ondulations gazonneuses du sol, qui devinrent bientôt des collines séparées par de larges vallées courant à l’est et à l’ouest. C’était un pays tout à fait propre à la course. Aussi les Kalkas semblaient-ils disposés à essayer la vigueur de leurs montures à la chasse des antilopes que nous rencontrions en troupes considérables, mais se tenant toujours à distance et sans que nous pussions jamais les avoir à portée de nos carabines. Vers midi, nous venions de commencer l’ascension d’une colline assez élevée, quand le désert d’Oulan-koum apparut à nos regards, s’étendant à l’ouest aussi loin que nos yeux pouvaient porter ; çà et là un grand nombre de lacs peu étendus miroitaient au soleil. Je me figurais en même temps apercevoir l’Ilka-Aral-noor briller dans une perspective lointaine. Quand je me trouvai plus haut, je pus mesurer que ce n’était là qu’un effet de lumière à l’horizon. En approchant du sommet de la colline, nous nous trouvâmes en présence d’une scène charmante : elle s’étendait sur toute la contrée que nous venions de traverser, ainsi que sur la chaîne de montagnes situées au sud-est. Une brume bleue et empourprée couvrait le paysage entier, laissant à chaque objet sa forme poétisée par l’éloignement. Après avoir fixé quelques instants mes regards vers cette portion du tableau, je fis tourner bride à mon cheval et m’acheminai vers le sommet de la colline : l’Oubsa-noor était devant moi avec la rivière Tess, coulant à mes pieds dans la vallée. Les monts Tangnous étaient visibles, dans toute leur longueur, tandis que des steppes immenses fuyaient du côté de l’ouest, au fond duquel la terre et le ciel se confondaient dans une teinte nuageuse. Je m’empressai d’esquisser ce paysage si extraordinaire avec ses lacs, ses montagnes et ses plaines onduleuses. Ces dernières ont un caractère différent de tout ce qu’on trouve en Europe en ce genre : elles ont dû offrir un grand spectacle quand les hordes innombrables de Tchinkis et de ses fils les traversèrent en armes. À cette heure, ce n’était plus qu’une solitude, sans un être vivant ni une demeure humaine.

La colline sur laquelle j’étais debout était de granit d’un rouge sombre, à arêtes inégales et brisées. D’épaisses veines de quartz rose traversaient les rochers, courant en lignes parallèles sur une étendue de deux milles ; une immense caverne, ayant pour portique des montants de cette même roche à demi transparente et d’une belle couleur rosée, s’ouvrait derrière moi et formait comme un cadre merveilleux au paysage qui se déroulait sous mes yeux (voy. p. 352). Ayant terminé mon esquisse, nous continuâmes d’avancer le long de la crête de la montagne, puis une vallée étroite nous conduisit sur les bords de la Tess. Il nous fallut deux heures pour l’atteindre, à un endroit où elle a l’aspect d’un torrent large et rapide, courant parmi des rochers élevés, avec des arbres et des broussailles dans chaque crevasse. Un peu avant la tombée du jour nous campâmes dans une petite vallée herbeuse, non loin de la rivière. Un Cosaque, Tchek-a-boi et un Kalmouck que j’avais envoyés à la chasse, revinrent à la nuit close avec un magnifique daim tué par le Kalmouck. Notre feu venait d’être allumé, et entouré de pieux destinés à griller la venaison ; mais je m’endormis, sans attendre même que le repas fût préparé.

La nuit était belle, le ciel couvert d’étoiles scintillantes, et pas un son n’interrompait le pétillement de notre feu. On s’était arrangé avec les chevaux de manière à ce qu’ils ne pussent s’écarter bien loin. La plupart d’entre nous dormaient, quand un hurlement soudain retentit à quelque distance. Les Cosaques et les Kalkas furent sur pied en un instant. C’était une bande de loups qui suivaient nos traces : un hurlement, répété de temps à autre dans le lointain, pouvait servir à mesurer l’espace qui nous séparait d’eux. Les hommes s’élancèrent autour de moi, afin de rassembler les chevaux ; puis on les mit en sûreté entre nous et les eaux du lac. Nous possédions sept carabines et mon fusil à deux coups que je chargeai à balle, à l’intention de ces rôdeurs voraces, pour le cas où ils s’aventureraient jusque sous notre feu, ce que les Kalkas estimaient certain, attendu que les loups font très-fréquemment de grands ravages parmi leurs bestiaux. Notre foyer était presque éteint ; mais on pensa qu’il valait mieux laisser avancer très-près les maraudeurs dans l’obscurité, avant de montrer de la lumière, afin d’être a portée de les voir, et à un signal donné, de leur envoyer une décharge. Nous les entendîmes de nouveau plus près de nous ; évidemment ils flairaient leur gibier ; tout le monde se coucha par terre pour surveiller leur venue. L’instant d’après, on pouvait entendre leur course furieuse retentissant sur le sol de la steppe. En quelques minutes, la bande arriva et poussa