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simples. Toujours aussi dans les assemblées publiques, au théâtre, à l’église, il prenait place parmi les paysans et les gens du peuple, qu’il aimait et dont il était aimé. « Je suis un des leurs, disait-il, et je tiens à honneur d’être regardé comme tel. »

Ces détails touchent, sans doute, par plus d’un point à des questions d’un ordre étranger à ce recueil ; cependant, comme traits de mœurs locales, ils y ont leur place marquée. La géographie ne peut ignorer par qui et comment se peuple et se civilise une contrée plus vaste, à elle seule, que notre Europe entière : contrée à laquelle ses inépuisables forêts, ses fleuves immenses, ses richesses minérales, son sol fertile en dépit des hivers, et enfin le voisinage de la Chine, de la Transoxiane, du Japon et de l’Amérique, réserve sans nul doute un grand avenir. Eh bien ! quand sa population sera assez dense pour former une nation, on ne peut douter qu’elle n’honore les noms que nous venons de citer, — et bien d’autres encore, scellées sous la pierre du sépulcre où à la base des noires croix latines qui marquent par milliers sur le sol sibérien, les tombes des Polonais, — comme les noms de ses pères et de ses fondateurs.

Lorsque M. Atkinson repassa la porte fatale de Moscou, sept ans s’étaient écoulés depuis son départ. Il avait sillonné de ses pérégrinations, tantôt seul, tantôt suivi de sa courageuse compagne et même d’un enfant qui leur était né dans ce voyage, la Sibérie méridionale, les montagnes de l’Altaï et la vaste dépression qui s’étend entre cette chaîne et les monts Célestes, d’une série d’itinéraires montant ensemble à plus de soixante-trois mille kilomètres (quinze mille huit cent cinquante lieues !). Le premier de tous les Européens, il a croisé la route que suivirent jadis, dans leur marche vers l’Occident, les hordes de Tchenkis et de ses fils. Le premier aussi, il a vu se dresser devant lui les masses neigeuses du Bogda-Oola et les paysages alpestres de l’Alatau. Si de ces régions inexplorées avant lui il a pu rapporter un journal de notes écrites scrupuleusement chaque jour, et un portefeuille de cinq cent soixante dessins, ce n’a été ni sans fatigues, ni sans difficultés. « J’ai souvent été éprouvé, dit-il, par le froid et par la chaleur, par la soif et par la faim ; souvent encore je me suis trouvé dans les situations les plus critiques, au milieu des tribus de l’Asie centrale et surtout parmi les outlaws échappés des établissements pénitentiaires de la Chine, caractères désespérés, qui comptent la vie de l’homme pour peu de chose. Enfin, en bien des occasions, je me suis vu en face d’une inévitable mort le long de précipices insondables, dont je n’étais pas séparé par l’épaisseur d’un cheveu.

Vallée de la Toura (voy. p. 338). — D’après Atkinson.

« Dans ce milieu où tout est sauvage, la nature, les hommes et les animaux, les parties de plaisir mêmes ne sont pas sans danger. Laissez-moi citer un exemple.

« C’était à Kopal, aux pieds de l’Alatau. Par une belle et froide matinée mon hôte me proposa une promenade en traîneau sur la neige durcie et aplanie par la gelée. Le traîneau, semblable à ceux dont se servent les paysans en Sibérie, est une simple caisse en osier de la forme d’une corbeille, fixée plus ou moins solidement sur un cadre de bois. Au fond de la corbeille, un banc recouvert de fourrures peut recevoir deux personnes un peu serrées ; une planche posée sur la partie antérieure sert de siége au cocher.

« Mon hôte, officier d’artillerie, avait changé ses vieux chevaux russes contre de magnifiques étalons kirghis. Trois de ces animaux, aussi peu que possible habitués au joug, furent attelés ; le traîneau fut amené devant la porte de notre habitation ouvrant sur une plaine de plus de trente milles d’étendue, mais bordée d’un côté, à moins de cinq cents mètres de distance, par un ravin d’une effrayante profondeur.

« J’avais à peine eu le temps d’entrer dans le traîneau que les chevaux, faisant un écart, partirent au galop ; le cocher, lancé hors de son siége, alla tomber dans la neige en laissant échapper les rênes, et le sauvage attelage m’emporta droit vers le ravin… Je compris de suite ma position : chercher à sauter hors du traîneau, c’était me vouer à une mort certaine, et j’acceptai comme moins dangereuses les chances que me gardait le hasard. Du reste, au train dont allaient les chevaux l’issue ne pouvait se faire attendre ; nous approchions d’un point du ravin où il a plus de soixante pieds de profondeur.

« Déjà nous en étions assez proches pour en apercevoir le bord opposé, noir et à pic. Nous n’en étions pas à quinze mètres, quand tout à coup les chevaux tournèrent court et avec tant d’impétuosité qu’ils lancèrent le traî-