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La tâche n’était point facile : cette malheureuse Phénicie a été si bien battue, volée, dépouillée par chaque passant (Alexandre est du nombre) qu’il ne lui est que bien peu resté de ce qu’elle possédait, et encore ce peu-là paraît-il ne lui avoir jamais légitimement appartenu, tant elle a fait d’emprunts à l’Assyrie, à l’Égypte et à la Grèce.

Les fouilles qui, plus tard et grâce au généreux concours de l’armée, devaient s’exécuter sur quatre points à la fois, à Saïda (Sidon), Sour (Tyr), Amrit (Marathus), et Djébel, commencèrent dans cette dernière ville.

Djébel, dont le nom phénicien est Gébal et le nom grec Byblos, moins heureuse que Sidon, laquelle a toujours conservé une certaine importance, est tombée dans un état d’abaissement difficile à comprendre. Les Giblites, célèbres par leur science architecturale, ont oublié à ce point de travailler la pierre qu’aujourd’hui ils essayent sans cesse, et avec plus de constance que de bonheur, de faire fondre les vieilles colonnes de granit dont leur ville est remplie et qu’ils supposent être du métal. Quatre mudzellins ont remplacé dans l’exercice du pouvoir les anciens et les prêtres[1] qui commandaient à Gébal. Je ne sais ce que pouvait être le gouvernement de ceux-ci, ni s’il fonctionnait avec dignité : leurs successeurs, qui ont dû ranger la savate au nombre de leurs études politiques, n’administrent qu’à coups de poings et rentrent souvent chez eux avec quelques dents de moins et un œil poché. C’est seulement de cette manière qu’en Syrie les grandeurs changent les hommes ; ils restent, au moral, aussi nuls que leurs administrés.

Depuis le temps des Antonins, où elle retrouva son ancienne splendeur, Djébel a éprouvé bien des mésaventures : la guerre et la maçonnerie, deux fléaux pour l’architecture ancienne, ont tour à tour détruit ses monuments. Elle fut prise par Zimiscès, par les Arabes, par les croisés ; les Génois s’y établirent. Reprise par Saladin, elle passa ensuite sous le joug des Turcs, et c’est là, certes, pour une ville, comme pour une nation, le plus humiliant des malheurs.

Tombeaux anciens près de Djébel (fouilles de Djébel). — Dessin de A. de Bar d’après un dessin de M. Lockroy.

Vers le milieu de novembre 1860, la compagnie du 16e bataillon de chasseurs à pied, accordée à la mission par M. le général commandant en chef l’expédition, faisait son entrée triomphale dans la ville sacrée d’Adonis. Depuis le jour où, en 1266, la garnison chrétienne s’échappa nuitamment par une porte secrète qui existe encore dans la muraille nord de Djébel, celle-ci n’avait pas vu de soldats français. Ils venaient clairons en tête, et le musulman Mustapha Gannoum, l’un des quatre gouverneurs, seul débris du vieux parti de Saladin, s’inclinait en les voyant passer.

Byblos, qui, autrefois, occupait une petite hauteur au bord de la mer, a aujourd’hui dégringolé dans une de ces ravines peu profondes appelées en Normandie avalleux : une tour, une forteresse plutôt, et l’une des plus belles que possède la Syrie, élevée sur l’emplacement de la cité antique, dominant la ville des croisades, à laquelle la Djébel moderne a succédé. Djébel est presque entièrement en ruine : chaque hiver abat quelques-unes de ses maisons ; l’ouragan joue avec elles comme un enfant avec des capucins de cartes ; les plafonds s’effondrent, les murailles se disjoignent, mais par un bonheur particulier au pays, ne s’écroulent jamais sur la tête de personne. Il me souvient qu’étant un jour dans un village du Liban, j’entendis tout à coup un fracas épouvantable : mon hôte, ayant mis la tête à la fenêtre : « Ne vous dérangez pas, me dit-il, ce n’est rien ; c’est l’église qui vient de tomber. »

Le bazar de Djébel est situé en dehors de sa vieille enceinte : c’est une rue bordée des deux côtés de petites boutiques, ayant l’air de boîtes, couvertes par places de nattes épaisses pour interdire au soleil de pénétrer, et à l’entrée de laquelle, sur la droite, s’étend le cimetière. Le port a à peine assez d’eau pour les sept ou huit barques de pêche que possède la ville : il est littéralement pavé de fûts de colonnes en granit, débris des temples antiques. Deux tours, construites au moyen âge, dont les murailles laissent voir çà et là des fragments de sarcophages romains, en gardent l’entrée. De l’endroit où elles sont bâties, Djébel présente, selon moi, un aspect charmant : ses maisons à demi ruinées ou qui semblent l’être, descendent des deux côtés de la ravine au milieu des jardins, mêlées aux arbres ou cachées derrière les haies de plantes grasses. À gauche, on voit le haut de l’église Saint-Jean, contemporaine du château ; devant soi la ville en amphithéâtre, le petit port où sont ancrées les felouques ; au loin, les sommets coniques du Liban, et, dominant le paysage et la ville, une tour énorme, non pas noircie et triste comme les ruines de notre pays, mais éclatante et fraîche de couleur, se découpant le matin vigoureusement sur le ciel, dorée le soir par le soleil couchant.

  1. Voy. le rapport de M. Renan, février 1861.