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de l’église, qui s’est ouverte pour lui livrer passage, se referme derrière elle et la sépare de son fils. La représentation du drame religieux doit se poursuivre jusqu’au bout. Après l’épitase et la catastase vient la catastrophe obligée.

Le Christ des tremblements est resté seul dans le parvis, entouré de dix mille Indiens qui l’interpellent dans l’idiome local. — Où vas-tu ? lui crie-t-on de tous côtés ; reste avec nous ; n’abandonne pas tes enfants ! Les porteurs de la litière impriment un mouvement de gauche à droite, et vice versa, à l’image, qui semble répondre aux fidèles par une négative. — Ingrat ! Dieu sans entrailles ! reprend la foule en pleurant à chaudes larmes ; tu vas donc nous quitter jusqu’à l’an prochain ? — L’image du Christ fait un signe affirmatif. — Eh bien, va-t’en ! hurle d’une seule voix l’immense cohue. La porte centrale s’est ouverte à demi. Les porteurs de l’image vont se glisser par l’entre-bâillure, mais la foule s’attache à eux et la grande porte est fermée de nouveau. Après quelques minutes de cette étrange lutte, cette même porte se rouvre à deux battants, et la litière du Christ, poussée par un flot furieux de têtes humaines, disparaît dans l’église. Le désespoir de la foule éclate alors en crescendo final ; les femmes jettent des cris aigus et tiraillent leur chevelure, les hommes hurlent et déchirent leurs vêtements ; les enfants effrayés par la douleur de leurs parents, piaillent d’une façon lamentable, et les chiens, renchérissant sur le tapage, aboient avec fureur.

Intérieur de l’atelier de Raphaël de la Cancha (voy. pages 294 et 298).

Dix minutes après, cette douleur bruyante s’éteint dans un immense éclat de rire. Des feux ne tardent pas à s’allumer dans le parvis. La chicha et l’eau-de-vie coulent à longs flots ; les guitares s’accordent, les danses s’organisent, et quand l’aurore aux doigts de rose vient ouvrir les portes du ciel, elle trouve nos Indiens couchés ivres morts près des foyers éteints et des cruches vides La fête du Señor de los temblores est terminée.

Comme notre revue de Cuzco antique et de Cuzco moderne est terminée aussi, nous allons enfourcher la mule qu’un Indien, pris à location et à titre de guide, vient de harnacher pendant que le lecteur parcourait ces lignes, et, laissant derrière nous la vieille capitale des Incas, que nous ne verrons plus, nous allons tourner bride dans la direction du nord-est, franchir pour la dernière fois la chaîne des Andes, descendre ses versants orientaux, et pénétrer bientôt en pays inconnu.

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)