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images et les interpellant ou les apostrophant avec de hideuses grimaces. À mesure que la procession s’avance dans l’intérieur de la ville, l’enthousiasme s’accroît et se propage dans les masses et réagit sur les esprits les plus indifférents. La vue de ce Christ, qui tremble comme au sortir d’une eau glacée, arrache aux assistants des vociférations au-dessus du diapason normal. Bientôt les voix enrouées expireraient dans les gorges, si l’eau-de-vie ne venait pas à propos en éclaircir le timbre et les ranimer. Parmi les Indiens des deux sexes qui s’arrachent mutuellement des mains le pot ou la bouteille, c’est à qui hurlera plus fort et plus longtemps en se montrant du doigt la pieuse effigie.

Bientôt, cette foule, hors d’état de maîtriser la frénésie religieuse et bachique dont elle est possédée, se rue comme un seul homme sur les porteurs de la litière du Christ, qui marchaient courbés sous leur fardeau. On les saisit à bras-le-corps, on s’accroche à leur chevelure, leurs chemises et leurs habits sont mis en lambeaux, chaque fidèle veut à son tour soutenir le brancard, ou seulement en toucher le bois, car le simple contact de ce bois sacré remet au pécheur dix ans de ses fautes. Mais les Indiens chargés de ce précieux fardeau, et qui ont sans doute beaucoup de fautes à expier, repoussent énergiquement l’aide de leurs camarades et ripostent aux attaques dont ils sont l’objet de leur part, par des soufflets, des coups de poing, des coups de pied et des morsures. L’affaire ne tarde pas à tourner au sérieux. L’engagement partiel se change en mêlée générale. Les horions convergent et divergent avec un entraînement furieux, au milieu des cris de douleur et des imprécations de rage des combattants.

Dans ce conflit, que les spectateurs indigènes, tant laïques que religieux, trouvent parfaitement de circonstance et qui n’abasourdit un peu que l’étranger, l’image du divin crucifié roule et tangue comme une nef sur l’Océan houleux et chancelle souvent avec son brancard, mais ne saurait tomber, accotée qu’elle est de toutes parts par un entassement de têtes et d’épaules humaines. Aussi dit-on de ce Seigneur des tremblements : « Mueve mucho nunca cae. (Il remue beaucoup mais ne tombe jamais). » Ainsi les hérésies ébranlent, sans la renverser, la pierre fondamentale du christianisme !

Amateurs de combats de coqs (voy. p. 294).

Pendant qu’Indiens et Cholos se disputent l’honneur de porter la litière, leurs femmes lancent à la face du Christ des poignées de fleurs de ñuccho qu’elles vont ramasser ensuite jusque sous les pieds des combattants, au risque de se faire écraser par eux. Ces fleurs de sauge, sanctifiées par le contact de l’Homme-Dieu et renfermées dans des sacs de papier, sont employées plus tard en infusion, et jouissent, au dire de ces ménagères, des propriétés sudorifiques de la bourrache et de sureau. La procession, retardée à chaque pas par des incidents de ce genre, met deux heures à traverser la grande place, à longer la rue de San Juan de Dios, la place de San Francisco et la rue du Marquis, trajet qu’un piéton marchant d’un pas ordinaire peut faire en dix minutes.

À six heures, les litières sacrées sont de retour dans le parvis. Les portes de la cathédrale, fermées pendant la marche de la procession, viennent de se rouvrir au son des cloches et aux détonations des camaretos. San Blas, san Benito, san Christoval et san José disparaissent dans les profondeurs de l’église, dont les portes se referment sur eux. La Vierge et le Christ restent face à face. Là, les porteurs des deux images exécutent une pantomime dont le sujet est une question de préséance entre la sainte Mère et son divin Fils : c’est à qui des deux cédera le pas à l’autre. Après bien des hésitations et des démonstrations, la Vierge se décide à passer la première. Arrivée sous le porche, et comme elle se retourne pour s’assurer que Christus suit ses pas, la porte