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mouchoirs. Les trois portes de la cathédrale se sont ouvertes à deux battants, laissant voir les profondeurs ténébreuses de la nef, où brillent comme des vers luisants les flammes de mille bougies. Un frisson religieux court dans la multitude. Tous les cous sont tendus, tous les yeux sont tournés vers la porte centrale par où la procession commence à défiler, précédée par les croix d’or que portent des bedeaux à collerettes, et les grands chandeliers d’argent que soutiennent à deux mains des acolytes bruns de peau et blancs de costume.

La première image qu’on aperçoit, debout sur un brancard porté par huit hommes, est celle de san Blas, qui a doté de son nom un faubourg de la ville. La foule, qui l’a reconnu, le salue par des acclamations et des battements de mains prolongés. Le costume du saint évêque se compose d’une tunique à crevés en velours noir brodé d’or, qui lui descend jusqu’aux genoux ; un maillot couleur de chair dessine ses formes : une large fraise à tuyaux emboîte son cou et couvre ses épaules ; il a pour coiffure un béret tailladé en velours noir, orné de plumes blanches ; ses pieds sont chaussés de bottines rouges, et dans sa main droite, couverte d’un gantelet en cuir verni, il porte son bréviaire de format in-quarto, élégamment doré sur tranche. Un ange aux ailes déployées, debout sur un fil de fer en spirale, est placé derrière san Blas, dont il abrite le chef épiscopal sous un parasol de soie rose. À chaque mouvement de la litière, la mobilité du support sur lequel repose l’habitant du ciel, imprime à son ombrelle un doux balancement.

San Blas est immédiatement suivi par san Benito, que la foule accueille assez froidement, sous prétexte que le révérend abbé descend de Cham, fils de Noé, en ligne directe. L’image, en effet, est d’un noir de jais pareil au drap de sa soutane, et ses gros yeux blancs et ses lèvres lippues, d’un rouge violâtre, lui donnent un aspect assez repoussant.

À san Benito succède san Cristoval. L’ermite porte-Christ s’appuie sur un palmier déraciné, qui ploie sous lui comme un frêle roseau. Il est vêtu d’une robe blanche brodée d’étoiles d’or et relevée par des agréments ponceau ; il a des bandelettes de pourpre dans les cheveux, comme un roi assyrien ; des moustaches dont les extrémités se dressent fièrement et une royale taillée en pointe.

San José, l’époux de Marie, fait suite à san Cristoval. L’humble charpentier est habillé d’une robe de pèlerin couleur carmélite. Il porte un rabot en sautoir, une scie d’une main, et s’appuie, de l’autre main, sur un bâton noueux. Le seul ornement profane qui dépare ce sévère costume, est une plume de paon attachée à son feutre.

Derrière san José paraît l’image de la Vierge de Belen ou Bethléem, debout sur un brancard porté par seize hommes qui semblent ployer sous le faix. Il est vrai que ce brancard est en bois de huarango massif, revêtu de plaques d’argent et surmonté de lourds chandeliers du même métal où brûlent d’odorantes bougies. La douce mère de Jésus rayonne de beauté. Jamais statuaire épris de la forme ne modela l’ovale d’un visage avec plus d’élégance ; jamais pinceau chinois ne traça deux arcs d’ébène plus déliés que les sourcils de cette icone, dont le coloris idéal est ravivé par un vernis copal qui miroite au grand jour.

La reine des saints et des anges porte un costume qui lui sied à ravir. Sa jupe, en brocart bleu et blanc broché d’or, a des paniers de six mètres de tour ; une dentelle d’argent, disposée en échelle, orne le devant du corsage, dont les manches à sabot laissent échapper, d’un bouillonné en point de Venise, des bras nus plus blancs que ceux d’Hébé. — Qu’on nous pardonne cette comparaison profane. — Ces bras, cerclés de riches bracelets, sont terminés par des mains patriciennes aux doigts chargés de bagues. L’une de ces mains tient un scapulaire brodé d’or et de pierreries, l’autre main agite un éventail de prix. La coiffure de la Vierge s’harmonise à l’élégance de sa mise : ses cheveux, d’un blond doux, sont légèrement crêpés et ont un œil de poudre ; un diadème, d’un prix fabuleux, les couronne admirablement ; deux perles, du plus bel orient, sont suspendues à ses oreilles, et un collier de rubis scintille à son cou ; ce cou de cygne est entouré d’une immense fraise en guipure mélangée dg fil d’or. Ainsi placé au centre de cet entonnoir de dentelle, le chef de la mère de Dieu semble le pistil d’une fleur étrange.

Le trait distinctif du visage de Marie réside dans l’extrême mobilité de ses yeux de verre, qu’un ressort caché fait circuler dans leurs orbites avec une rapidité vertigineuse. L’étranger s’effarouche un peu à première vue du mouvement perpétuel de ces yeux divins ; mais en entendant autour de lui la foule s’écrier : Que ojos lindos y que dulce mirar (quels jolis yeux et quel doux regard), il ne tarde pas à partager l’engouement général.

Au sortir de l’église, les porteurs des images se sont alignés dans le parvis dans l’ordre suivant : san Blas, sau Benito, san Cristoval, à gauche du portail central ; la Vierge et saint Joseph à droite. Tous attendent l’arrivée de l’Homme-Dieu, du Christ des tremblements de terre, qui tarde toujours un peu à paraître pour exciter la ferveur des fidèles. Ces dispositions sont réglées à l’avance par un programme religieux qui assigne aux porteurs des images, non-seulement la place hiérarchique qu’ils doivent occuper dans la procession, mais les évolutions diverses qu’ils doivent faire en sortant de la cathédrale et en y rentrant.

Bientôt une forme blanche se dessine dans la pénombre de la grande nef. Un frémissement religieux court dans la multitude. Les hommes ôtent leur feutre ou leur montera, et les femmes se signent dévotement. La Vierge, laissant là saint Joseph, son auguste époux, vient se placer devant les saints pour être la première à saluer, au sortir de l’église, le fils qu’elle aime d’un amour infini et dont le trépas ouvrit jadis dans son cœur sept plaies immortelles. Le Christ des tremblements apparaît enfin sous la voussure du portail : une clameur formidable retentit dans la place, les balcons des maisons