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dise sont d’une saleté révoltante, mais cette saleté est atténuée par un certain cachet pittoresque qui satisfait l’imagination à défaut du goût et la rend excusable aux yeux de l’artiste.

Entre autres individualités de ce genre, nous nous rappelons une jeune Indienne, de douze à treize ans, brune, ébouriffée, vêtue de toiles d’araignées de diverses couleurs, et montée sur des jambes grêles, à l’aide desquelles elle parcourait la ville en tout sens, ripostant par des ruades de pouliche aux attaques dont elle était l’objet de la part des gamins de son âge. Habituellement elle passait devant notre demeure vers les deux heures de l’après-midi, portant de la main droite sur un plateau de tôle rouillée, deux glaces, l’une blanche à la crème, l’autre rose au carmin ; de la main gauche restée libre, elle fourrageait sa chevelure, rougie par les intempéries de l’air, et n’interrompait cette manœuvre que pour porter ses doigts à sa bouche. Intrigué par ces gestes toujours semblables, un jour que pour la centième fois elle nous présentait ses glaces, que pour la centième fois aussi nous éloignions de la main, nous lui demandâmes ce qu’elle mâchonnait ainsi. — Un petit pou, monsieur, — un piojito, señor, nous répondit-elle avec un sourire ingénu.

Les mascarades typiques, une des gaietés de Cuzco, forment deux séries bien distinctes. Les unes n’apparaissent qu’à l’époque des saturnales du carnaval et disparaissent avec lui comme des oiseaux de passage. Tels sont le chucchu (fièvre tierce), les chunchos (sauvages) et le dansante. Le premier est un Indien entre deux âges, coiffé d’un chapeau de paille défoncé, traînant un drap de lit en guise de manteau, et s’appuyant sur une mauve médicinale ; deux jeunes drôles grotesquement accoutrés l’accompagnent dans sa promenade à travers la ville, l’un portant une chaise et l’autre une énorme seringue. De cent pas en cent pas, le personnage symbolique que la fièvre secoue et fait trembler comme une feuille au vent, s’arrête et salue les passants, puis s’agenouillant sur la chaise et relevant le drap qui l’enveloppe, répète, avec l’aide de son porte-seringue, la scène familière indiquée par Molière dans son Malade imaginaire.

Les chunchos sont de grands gaillards basanés, aux cheveux flottants, vêtus de leurs habits ordinaires, mais coiffés d’immenses colbaks en osier, revêtus de plumes d’aras et de perroquets et qui gambadent dans les rues pendant les trois jours gras, buvant et hurlant de leur mieux.

Le dansante, coiffé d’un chapeau de paille entouré de sonnettes et de grelots, vêtu d’un spencer de velours à franges fanées et d’une jupe ou plutôt d’une carcasse circulaire en osier, garnie de plaques d’argent, exécute de porte en porte un zapateo de sa composition, accompagné par le bruit des langues de cuivre qui se trémoussent avec lui. Sous le régime des vice-rois, ce dansante jouissait des mêmes priviléges que l’antiquité païenne accorde au dieu-fleuve Scamandre.

Avec ces mascarades profanes, il y a des mascarades sacrées, dont les acteurs accompagnent les processions, gambadent devant les litières de la Vierge et des saints, apostrophent brutalement les pieuses images, leur tirent la langue et leur montrent le poing. De ce nombre sont les huyfallas, hommes-oiseaux dont les ailes sont formées par deux bandes de calicot et qui tournoient ou s’élancent en baissant la tête et rasant le sol et poussant des cris d’épervier.

Aux huyfallas se joignent les Haamanguinos, habitants de l’ancienne Huamanga (hodie Ayacucho). Du temps des Incas, cette province avait le privilége d’approvisionner Cuzco de nains, de bouffons, d’histrions et de saltimbanques destinés aux divertissements de la cour. Aujourd’hui que les Incas ont disparu, les Huamanguinos, tombés dans le domaine public, suivent les foires comme des baladins vulgaires, ou figurent dans les processions annuelles. Leurs tours habituels consistent en espèces de pyrrhiques qu’ils dansent en s’accompagnant eux-mêmes du cliquetis de deux branches de ciseaux passées l’une à leur pouce et l’autre à leur index et dont ils se servent comme de castagnettes. Quelques-uns d’entre eux jonglent avec des poignards et des boules, se percent la langue avec des aiguilles, ou, comme Mutius Scévola, posent leur poing sur un brasier, aux yeux de l’assistance émerveillée.

Huyfallas et Huamanguinos sont escortés par les tarucas et les tarucachas (cerfs et chevreuils), jeunes garçons affublés de la dépouille de l’animal dont ils portent le nom. Tout ce monde bizarre et sauvagement accoutré, saute, gambade, grimace et hurle à qui mieux mieux, soit au milieu des processions, soit en face des reposoirs, dont l’arrangement et la décoration sont dus à la corporation des fruitières. Ces reposoirs, longues tables drapées d’étoffes ornées d’étoiles de clinquant, surmontées en manière de retable d’une carcasse elliptique en osier, décorée de miroirs, d’œufs d’autruche, de piastres fortes et de réaux d’argent troués et suspendus à des ficelles, offrent un pêle-mêle singulier d’objets d’art, d’industrie et d’échantillons divers empruntés aux trois règnes. Quelquefois des aras et des singes montent la garde aux deux bouts opposés de la machine ; et comme le naturel inquiet et turbulent de ces derniers s’accommoderait peu de l’immobilité de pose à laquelle on les condamne et ferait volontiers des curiosités du reposoir autant d’objets de distraction, de jeunes drôles, armés d’une gaule et d’un fouet, sont chargés de rappeler ces animaux à l’ordre, chaque fois que leur bras s’allonge vers l’autel et tente de happer quelque chose.

Les sastres ou tailleurs et les pasamaneros ou passementiers, travaillant en plein air, les uns accroupis à l’orientale sur des bancs de bois, les autres debout et en serre-file, offrent un tableau de genre tout composé et d’une allure assez pittoresque. Généralement ces tailleurs ont des cheveux ébouriffés, sont nu-pieds dans de vieilles savates et montrent leurs pectoraux par leurs chemises entr’ouvertes ; avec ce négligé local ils portent des pantalons très-justes, quoique râpés, des redingotes