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et se suspend en idée à ses lèvres, dans un ravissement béat qui rappelle l’extase des Tériakis. Surexcité par l’émotion de la galerie, celui-ci donne carrière à sa verve, aiguise de plus en plus le timbre de ses cris, prolonge indéfiniment leur portée, et dans un spasme mélodique, renversant sa tête en arrière, ne montre bientôt plus que le blanc de ses yeux. Ce manége de l’exécutant et cette immobilité de pose de la galerie, durent trois quarts d’heure, une heure, quelquefois davantage. Cela tient au nombre de coplas du yaravi. Inutile de dire qu’entre chaque couplet, l’artiste et son public boivent des petits verres d’eau-de-vie.

Dans l’idée qu’une de nos lectrices pourrait avoir la fantaisie d’essayer sur un piano moderne un de ces chants antiques dont l’idée première remonte à l’Inca Lloque-Yupanqui, nous nous empressons d’intercaler dans notre texte une copla du plus célèbre des huit ou douze yaravis que compte le répertoire cusquénien.

Ajoutons aux plaisirs de la danse et de la musique que goûtent en commun les deux sexes à Cuzco, le pèlerinage bachique que les femmes du peuple font chaque année au cimetière et à la promenade folâtre que la petite bourgeoisie fait au Sacsahuaman.

Ce pèlerinage a lieu le jour des morts. Dès huit heures du matin, les abords du Panthéon sont obstrués par une foule d’Indiennes portant dans leurs bras des cruchons de chicha. Une fois entrées dans le cimetière, elles vont recueillir dans les fosses communes les têtes, les fémurs, les côtes des squelettes, épaves de la mort, qu’a rejetées la terre et qu’elles supposent être celles de leurs parents, amis ou connaissances. Elles trient et assortissent ces ossements, les disposent par petits tas, et tout en leur adressant de plaintives nénis, leur rapportent les commérages du quartier et les nouvelles de l’année : comment la femme de Juan a quitté son mari pour suivre en qualité de rabona (vivandière) un soldat de passage : comment la truie de Pedro a mis bas huit petits, dont un à cinq pattes ; comment enfin José est allé dans les vallées chaudes travailler à la cueillette de la coca. Elles entremêlent cet innocent babil de larmes, de sanglots et de gorgées de chicha, en ayant soin, chaque fois qu’elles boivent, d’arroser de bière locale les ossements chéris qu’elles apostrophent, afin qu’ils aient encore dans l’autre monde un arrière-parfum de la douce liqueur dont ils vidèrent tant de cruchons dans ce monde-ci. Comme cette manœuvre se poursuit pendant tout le jour, il arrive, quand vient le soir, que les pleureuses sont complétement ivres et regagnent leur demeure en hurlant à pleins poumons et se heurtant contre les murs.

La promenade au Sacsahuaman qui a lieu le dimanche de Pentecostes, est une orgie champêtre à l’ombre des murailles de la forteresse bâtie par les Incas. Les deux sexes, munis de provisions solides et liquides, gravissent à pied ou à cheval la rampe abrupte qui conduit au sommet de l’éminence. Parvenue sur le plateau qui la couronne, chaque société fait choix d’un site à sa convenance, étale sur le gazon ses provisions et ses bouteilles, mange et boit, chante et danse, ou va cueillir aux environs des fleurs charmantes, scylles, amaryllis, crinum et pancratium que la nature cultive et fait épanouir chaque automne. Quand le soleil a disparu derrière les trois croix de la colline, toute cette cohue reprend cahin-caha le chemin de la ville, roulant, trébuchant, se retenant les uns aux autres, avec des rires, des cris et des chansons capables de réveiller un mort. Sur la place de la cathédrale, la foule se disperse et chaque société va continuer chez un de ses membres, l’orgie commencée en plein air.

Le spectacle des processions annuelles, auquel les femmes assistent en grande parure du haut de leurs balcons, doit être encore considéré comme un des plaisirs de Cuzco. Quant aux réjouissances publiques, elles sont si rares, qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. Les deux grandes solennités auxquelles il nous ait été donné d’assister pendant la durée de notre séjour à Cuzco, furent l’entrée pompeuse d’un évêque entouré d’un brillant état-major de prêtres et de moines et la nomination d’un président, à l’occasion de laquelle Cuzco fit de grands frais de représentation. Le programme des réjouissances était divisé en trois journées. Le premier jour fut célébré par une messe d’actions de grâces et un beau feu d’artifice tiré è midi précis dans le parvis de la cathédrale ; le second jour, les élèves du collége de San Bernardo jouèrent une tragédie intitulée Antoine et Cléopatre. Les dames de la ville, averties à l’avance par des lettres d’invitation imprimées sur satin blanc et rose, embellirent la représentation de leur présence. Un élève en théologie, d’une nuance de peau assez obscure, mais coiffé d’une perruque à tire-bouchons et d’une toque à plumes, cuirassé d’appas formidables et vêtu’ d’une robe blanche à sextuples volants, remplissait dans la pièce le rôle de la belle reine d’Alexandrie. Un de ses camarades, affublé d’une barbe de sapeur, d’un tricorne emplumé, d’un habit noir et de bottes à l’écuyère, jouait Antoine et donnait la réplique. Cette tragédie en un acte et en vers octosyllabiques eut un succès fou.

Une course de taureaux privés, corrida de toros man-