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nous vîmes trois femmes occupées à tresser des tabaka. Pendant qu’Antinori marchandait, je remarquai une grande et belle fille de seize ans environ, qui me sembla une jeune sœur du curé. Faite comme la Vénus de Milo, avec des traits purs et réguliers, de grands yeux pleins d’une flamme voilée, un teint d’un noir mat, une attitude à la fois gracieuse et modeste, elle n’avait rien de la bouffissure du visage, du noir luisant et de la pétulance tout animale des plus jolies négresses que j’aie vues. Nigra sum, sed formosa. Je me figure ainsi l’idéal de la beauté africaine.

J’avais de fréquents entretiens avec le kachef d’Abou-Haraz, officier fort intelligent. Il m’attirait surtout par une mémoire géographique surprenante, qui me promettait une ample récolte de notes et de documents, but presque unique de mon voyage. Il avait une véritable carte du Kordofan gravée dans le cerveau. Entre autres récits, voici ce qu’il me narra un jour et qui me fit dresser l’oreille.

Point culminant de l’Abou-Senoun, frontière du Kordofan vers le Darfour. ─ Dessin de Karl Girardet d’après M. G. Lejean.

« Il y a environ six ans, nous avons conquis sur le Darfour le pays de Katoul et celui de Kadja, où il y a quatre-vingt-dix-neuf montagnes. Je fus nommé commandant de Kadja, et chargé d’aller percevoir l’impôt des Kababich qui demeurent autour de la montagne de Haoudon, à six journées de chameau de Kadja, dans le désert. Je fus donc au Haoudon, mais les nomades avaient pris la fuite, abandonnant leurs villages déserts. Je me mis à parcourir ces villages, tous situés dans les replis de la montagne, et je remarquai avec étonnement que c’était non des groupes de toukouls, mais comme d’anciennes villes où les Kababich s’étaient logés. Les murs, à hauteur d’homme, avaient des sculptures étranges d’hommes et d’animaux, comme chevaux, girafes, antilopes et autres. On distinguait les hommes à leurs armes, les femmes à leurs seins nus. Je n’ai pas d’écritures. Il y avait une source dans la montagne, alimentant les villages. »

Je n’hésitai pas, et me tournant vers Antinori, je lui dis simplement :

« Mon cher ami, je vais au Haoudon.

— Je vous accompagne, » me répondit-il aussitôt.

Nous requîmes des chameaux sur l’heure, et dès qu’ils furent arrivés, nous partîmes pour Kadja, d’où nous devions gagner les fameuses ruines.


V


L’Abou-Senoun. ─ Mes chameliers refusent d’avancer. ─ Les Medjanin. ─ Un colonel soigneux de ses soldats. ─ Retour à Lobeid.

Je fais grâce au lecteur de la série d’inductions à l’aide desquelles je me fortifiai dans l’idée (que j’ai reconnue comme fausse plus tard) que le Haoudon était situé entre Kadja et le Darfour. Parti d’Abou-Haraz, j’arrivai le lendemain à l’Abou-Senoun, l’un des plus escarpés des massifs dé-