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de pantoufle à Rhodope ou à Cendrillon ; mais, en fait de naissance, un soulier quel qu’il soit ne prouve pas grand-chose. On a vu plus d’une bergère avoir des pieds de naine, et mainte reine avoir un pied de roi. Ce que nous disons ici du sexe de Cuzco exhibant son soulier comme un certificat de son origine, ne s’applique, bien entendu, qu’aux femmes dont l’âge varie entre dix-huit ans et quarante-cinq. Les vieilles femmes restées sans illusions, et auxquelles notre sexe brutal ne rend que des devoirs et plus d’hommages, ne craignent pas de confesser leur origine à haute voix quand l’occasion s’en présente. « Somos Indias, para quenegarlo ? — Nous sommes Indiennes, à quoi bon le nier ? » disent-elles en riant. Pareil aveu dans la bouche de ces vénérables personnes nous a toujours semblé, en même temps qu’un hommage rendu à la vérité sainte, un coup d’épingle à l’adresse des jeunes femmes, et une façon toute féminine de protester contre l’isolement auquel les vouent leurs rides et leurs cheveux gris.

Ces petits travers, communs au beau sexe de tous les pays et de tous les âges, sont amplement rachetés, chez les Cusqueñas vieilles et jeunes, par des qualités de douceur et d’amabilité, par des attentions et des prévenances qui rendent leur commerce fort attrayant. Leur vie monotone et dénuée d’incidents, leur éloignement des points civilisés, certaine difficulté qu’elles ont à parler l’espagnol, qu’au dire des femmes de Lima et d’Arequipa elles estropient (chapurean), toutes ces causes donnent à leurs manières je ne sais quelle timidité ingénue et quelle gaucherie pudique d’une saveur charmante et qu’on chercherait en vain chez les femmes du littoral. Cette timidité, devant l’étranger qu’elles voient pour la première fois, timidité qui se change en frayeur chez l’Indienne du peuple, nous semble, à tort ou à raison, provenir des relations peu amicales qu’eut autrefois la caste indigène avec les conquérants, relations dont l’effet, bien que fort affaibli dans les hautes classes par suite de leurs alliances avec les Espagnols, est encore appréciable chez la génération de notre époque.

À part les visites hebdomadaires que se font, entre chien et loup, quelques amies intimes, les femmes de Cuzco ne sortent guère de chez elles, ou les unes s’occupent à des travaux d’aiguille, les autres à la préparation de sorbets et de confitures, toutes mêlant à ces divers labeurs d’innocents commérages dont le texte leur est apporté du dehors par leurs chinas caméristes ou chambrières. Pour réunir le beaux sexe en majorité, il ne faut rien moins qu’une fête carillonnée, un bal officiel du mardi gras, l’entrée solennelle d’un évêque, l’installation d’un nouveau préfet ou la nomination d’un président. En dehors de ces occasions, d’ailleurs assez rares, les femmes se cloîtrent volontiers chez elles et font fermer leur porte. Seul, l’étranger peut forcer la consigne et les visiter librement à toute heure du jour. Mais l’étranger jouit, parmi le sexe aimable du Pérou, de tant de privilèges ! Il est ce rara avis dont parle Juvénal, à qui chaque jeune fille présente, sur un trébuchet, une pâtée de choix et qu’elle provoque à manger par de douces paroles, dans l’espoir de le prendre au piége et de le mettre en cage.

Avec leur grâce et leur timidité natives, les femmes de Cuzco ont conservé l’ancien costume national du temps des vice-rois encore en usage à Lima, où il sert à couvrir les jolies faiblesses du sexe plutôt qu’à l’habiller lui-même ; mais ce costume qui tend à disparaître de la capitale du Pacifique, à la satisfaction des malheureux époux dont il fait le tourment depuis près de deux siècles, est loin d’être porté par les Cusqueñas avec le sans-façon et la desinvoltura des Liméniennes. Son cachet pittoresque dans la ville des Rois, tourne au grotesque dans la cité des Incas. Une femme de Cuzco affublée de ce tonnelet plissé, écourté, aux franges ballantes, appelé saya angosta ou pollera apresiliada, ressemble quelque peu, vue par derrière, à un gros scarabée auquel on a arraché les antennes.

Ce vêtement, porté par la majorité des femmes de Cuzco, depuis celles de la haute bourgeoisie jusqu’à celles des artisans aisés, est répudié par les femmes de l’aristocratie, qui s’habillent à la francesa, mais avec des modifications et des additions au goût du pays. Là florissent encore dans toute leur splendeur passée, les tuniques à la grecque, les robes à la Vierge et à la Sévigné, les spencers et les écharpes comme en portaient nos Parisiennes de l’an 1820. Les longs panaches éplorés, qui font aux femmes des coiffures de hérauts d’armes et les hauts peignes dentelés dits à la girafe, qui rappellent la couronne de tours de la mère Cybèle, s’y perpétuent également avec une fidélité touchante. Ce respect pour les traditions somptuaires qu’ont en général les femmes de Cuzco, serait tout à leur avantage et témoignerait chez elles d’une constance de bon augure pour les prétendants à leur main, s’il n’était détruit ou singulièrement atténué par deux usages étranges. Le premier de ces usages, en honneur chez les femmes de la bourgeoisie, est celui de laver leurs cheveux avec de l’urine croupie et de les lustrer avec du suif de mouton, en guise de pommade[1]. Le second usage consiste chez les femmes du monde à couvrir leur visage de ces onguents et de ces enduits cosmétiques dont usaient autrefois les Assyriens et les Mèdes, et qu’employait avec succès la reine Jézabel, s’il faut en croire l’indiscrète révélation de sa fille Athalie. Seulement les dames de Cuzco, au lieu de s’en servir comme la reine de Juda,

Pour réparer des ans l’irréparable outrage,

en usent simplement pour déguiser la couleur de leur teint, et lui donner ce beau ton de rose à cent feuilles qui caractérise celui des Babys du pays de Caux et des filles d’auberge de la Germanie. Parmi ces dames, il est des

  1. L’ammoniaque que contient ce liquide prévient, au dire de celles qui s’en servent, le rétrécissement et la dessiccation des bulbes capillaires et partant la chute des cheveux. Que la chose soit vraie ou non, toujours est-il que les exemples de calvitie sont inconnus chez ces aborigènes, porteurs, au contraire, de chevelures luxuriantes qu’ils conservent parfaitement noires jusqu’à un âge très-avancé.