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pièces de leur blason, soit leur arbre généalogique, figuré par un cep de vigne aux rameaux tortueux. Cette vigne nobiliaire, au sommet de laquelle est assis Francisco Pizarre, monte du rez-de-chaussée au premier étage, étendant le long des murs ses guirlandes de pampres verts d’où pendent, en manière de grappes mûres, des têtes d’Espagnols barbus et d’Indiennes à la large fraise. Un de ces escaliers, celui de la feue comtesse Rosa de Sanz y Traganabos, femme aussi célèbre par sa petite taille et par sa beauté, que par ses exploits dans les guérillas de l’indépendance, a fait pendant longtemps l’admiration des étrangers.

Les familles de noblesse douteuse ou celles qui ne justifiant que d’un petit nombre d’aïeux, ne peuvent prétendre aux honneurs du cep de vigne nobiliaire, y suppléent par la possession d’un piano de fabrique anglaise ou chilienne. Ce piano, pourvu de bougies toujours neuves et d’un solfége de Rodolphe toujours ouvert, est placé dans le salon de réception à l’endroit le plus apparent. Personne n’en touche, pour des raisons qu’il est facile d’apprécier ; mais sa possession et son exhibition satisfont l’amour-propre. C’est, en même temps qu’un certificat de civilisation étalé à la vue des visiteurs, une attestation de goût et de belles manières. On a un piano par ton, comme chez nous de l’argenterie anglaise, du vieux Saxe et des meubles de Boule. Toute maison du pays assez heureuse pour se procurer un de ces instruments, fût-il à queue et manquât-il de cordes, peut aller de pair avec la noblesse et tenir comme elle le haut du pavé.

Malgré l’abaissement à peu près constant de la température de Cuzco, et les averses de grêle, de neige et de pluie qui s’y succèdent assez fréquemment pour que les villes voisines aient dit de cette capitale : Llueve 13 meses en un año, — il pleut 13 mois dans un an, — l’usage des cheminées, des poêles et des calorifères, voire des braseros, est inconnu dans les maisons. Les señoras s’encapuchonnent de leur mieux avec leur châle ou leur rebos, et les caballeros se drapent dans de grands manteaux. Quant aux Indiens des deux sexes, ils portent des chemises et des habits de laine, auxquels les hommes ajoutent la llacolla, les femmes la llicclla, mante de laine de grand et de petit format. Pour réchauffer l’intérieur de leurs corps et donner à leur sang un cours plus rapide, grands et petits, riches et pauvres ont, avec les vins et les liqueurs d’Europe, la chicha locale et le tafia des vallées chaudes. À l’aide de ces boissons diverses dont les uns et les autres font une consommation soutenue, ils supportent sans trop souffrir le minimum de la température.

Sous ce ciel inclément et presque toujours nébuleux, on conçoit que la propreté corporelle, chez les indigènes, puisse laisser parfois à désirer, et que leur répulsion pour l’élément liquide, comme on dit en beau style, ressemble à de l’hydrophobie. Les gens du monde font, il est vrai, quelques petites ablutions hebdomadaires ; mais la caste indienne naît, vit et meurt sans avoir éprouvé un seul instant, pendant le cours de sa longue carrière, le besoin de se laver le visage et les mains. Généralement les deux sexes dorment tout habillés et ne changent d’habits que lorsque ceux qu’ils portent s’en vont en loques. Sur sa jupe en lambeaux, l’Indienne se contente de passer une jupe neuve ; et comme elle en porte habituellement trois ou quatre, on est en droit de croire que la première remonte à huit ou dix années. De là cette abondance de parasites et cette odeur de fauve observées chez ces indigènes, et qui contre-balancent désagréablement, aux yeux de l’artiste, le côté pittoresque de leur nature.

D’octobre à janvier, la rigueur du climat s’adoucit un peu ; le ciel passe du gris au bleu, quelques rayons de soleil traversent l’espace et tombent sur la terre qui tressaille de joie. La population accueille avec transport la venue du grand astre qu’elle adorait jadis. Cette saison tiède, qui constitue le court été de Cuzco, est mise à profit par les gens du monde. Des cavalcades s’organisent ; de petits voyages s’effectuent ; quelques familles vont s’établir dans les vallées de Yucay et d’Urubamba, pour y manger la fraise et l’unuela (pêche), avec accompagnement de liqueurs, de flûte et de guitare. D’autres se contentent d’aller chaque jour à Huancaro, un hameau situé aux portes de la ville, où se trouve un grand lavoir en pierre à deux compartiments pleins jusqu’aux bords d’une eau pure et glacée. Là, de midi à quatre heures, et moyennant une rétribution modique, les deux sexes, séparés par une cloison, s’ébattent à l’envi, et tout en grelottant de froid et claquant des dents en mesure, goûtent les voluptés du bain qui leur sont interdites pendant le reste de l’année.

Nous touchons à la partie essentiellement délicate de notre revue de Cuzco moderne, à la monographie des femmes qui font l’ornement de cette cité. Puisse notre appréciation satisfaire à la fois la curiosité du lecteur et l’amour-propre d’un sexe auquel, comme dit Legouvé, — nous devons notre mère. — Nous n’ignorons pas tout ce qu’une pareille entreprise a de redoutable ; c’est comme une navigation entre deux écueils que nous allons tenter, et nous courons risque, en évitant Charybde, de tomber sur Scylla, en satisfaisant l’une, de mécontenter l’autre. Mais la pureté de notre conscience et la droiture de nos intentions nous justifieront à nos propres yeux si, par hasard, nous échouons avant d’avoir atteint la rive. Ceci dit, en manière de préambule, nous ouvrons notre voile au vent et tentons le voyage.

Les femmes de Cuzco sont généralement brunes de teint, d’une taille moyenne et un peu replètes. Chez elles le type indien prédomine encore sur le type espagnol, comme les qualités et les défauts de la race indigène reparaissent sous le vernis d’éducation qui les recouvre. Toutefois, rappeler indiscrètement à une femme de Cuzco son origine incontestable, serait lui faire une mortelle injure. Toutes ont à cœur de prouver qu’elles sont Andalouses de la tête aux pieds, et, dans l’intimité, vont jusqu’à montrer leur soulier comme une preuve irrécusable de leur naissance. Ce soulier mignon rappelle en etffet l’Andalousie par son exiguïté, et pourrait servir