Page:Le Tour du monde - 07.djvu/276

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mieux cet enclos d’or (ccoricancha), en perdant ses richesses, a donné son nom au quartier.

Le couvent de San-Francisco, fondé en 1535 dans le quartier de Toccocachi, dépendant de la paroisse de San-Cristoval, fut transféré en 1538 dans le quartier de Casana et presque en face du collége des Sciences. En 1549, on l’établit définitivement à l’angle de la place qu’il occupe aujourd’hui et à laquelle il a donné son nom. Sur cette place, le samedi de chaque semaine, de midi à six heures, se tient un marché dit du Baratillo, où les amateurs des deux sexes trouvent à acheter de vieux habits, de vieux galons, de vieux chapeaux et de vieilles chaussures.

Le couvent actuel de San-Francisco n’offre extérieurement aux partisans de l’architectonographie qu’une agglomération de bâtiments carrés, surmontés d’une tour carrée. À l’intérieur, il a des cours, des jardins, de longues galeries dont les pleins cintres sont portés par des groupes de colonnettes, et sur les murs de ces promenoirs, de grandes fresques où saint François d’Assises est pourtraict dans toutes les postures et dans tous les actes intimes de sa pieuse existence. Ces fresques n’ont de remarquable que leur piété naïve. Au point de vue de l’art, composition, dessin, couleur n’y sont comptés que pour mémoire, ou donnent lieu à d’étranges méprises et à de curieux contre-sens. Mais dans ces croûtes à la colle, exposées à l’air du dehors et que chaque printemps voit pâlir un peu comme de jeunes filles poitrinaires, on sent une foi si fervente, et, chez l’artiste qui les peignit, une intention si manifeste d’honorer le patron du lieu pour s’en faire un intercesseur près du divin maître, que le critique le plus farouche et le plus cuirassé contre l’émotion s’attendrit malgré lui et laisse choir sa plume.

Après les monastères, il nous reste à parler des moines.

À Cuzco, comme dans toutes les villes du littoral, le moine jouit de la considération générale. Les hauts fonctionnaires lui frappent amicalement sur le ventre, les bourgeois et les commerçants lui donnent des poignées de main, les femmes lui sourient et le chargent du soin de diriger leur conscience, les enfants montent sur ses genoux et jouent sans crainte avec les glands de son cordon. La liberté d’action dont jouit à Cuzco cet élu du Seigneur est illimitée. Rarement on le trouve dans sa cellule. En revanche, on le rencontre partout et à toute heure, devisant avec l’un des choses sérieuses, avec l’autre de choses frivoles, parlant à chacun le langage qui lui est propre, porté par tempérament et par éducation à plaisanter plutôt qu’à s’affliger sur les misères de ce monde, assaisonnant volontiers ses plaisanteries de gros sel, donnant le pas au vin de France et au mot propre, sur l’eau du pays et la périphrase ; tolérant les petits défauts du prochain, excusant toutes ses faiblesses, voilant du manteau de la charité les peccadilles du beau sexe ; toujours prêt, comme citoyen, a blâmer en public les actes du gouvernement, et comme religieux, à fronder en cachette les faits et gestes de l’évêque : tel est le moine de Cuzco.

Moines de Cuzco. — Les quatre ordres.

La plupart de ces moines quittent le couvent après l’office du matin et n’y rentrent que le soir à neuf heures. Quel est l’emploi de leur journée ? — C’est ce que nul n’a jamais su. Désireux d’obtenir des éclaircissements sur leurs absences régulières qui me semblaient au moins étranges, j’interrogeai un jour à cet égard le prieur d’un couvent que j’avais eu souvent pour vis-à-vis dans de petits bals de famille.

« Pourquoi tous vos moineaux s’envolent-ils ainsi chaque matin ? lui demandai-je.

— Pour aller chercher leur pâture, » me répondit-il en riant.

Et comme j’insistais pour savoir de quel genre était cette pâture, le digne prieur ajouta en me regardant et clignant de l’œil :

« Ne sont-ce pas des hommes comme vous ? »

Je dus me contenter de cette réponse ambiguë.

À Cuzco, l’état monastique n’entraîne après lui pour les novices qui s’y destinent, aucune de ces rudes épreuves qui brisent le corps du postulant et lassent son esprit. C’est par des chemins revêtus de gazon et des sentiers semés de fleurs, que ces novices atteignent l’époque de prononcer leurs vœux et de se préparer à la gloire éternelle. Bien souvent, dans nos promenades urbi et ruri, il nous est arrivé de voir, à travers l’huis entr’ouvert d’une chicheria, un essaim joyeux de ces monigotes, chantant à tue-tête en choquant leurs verres pleins jusqu’aux bords, ou dansant le maïcito et la mazo mala avec tout l’abandon de leur âge.

Les prieurs des couvents de Cuzco se sont fait une loi de tolérer, chez les novices de leur ordre, ces passe-temps honnêtes et que la religion telle qu’ils la professent ne désapprouve pas. Ils prétendent savoir, par expérience, que la nature humaine a besoin d’une rondelle fusible pour laisser échapper son trop-plein de