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et à longues tresses ont répandue parmi le peuple, place un lac sous la cathédrale. Ce lac, dont l’onde est calme et comme endormie pendant toute l’année, s’enfle, bouillonne et bat sourdement les dalles du chœur, le jour anniversaire de l’entrée à Cuzco des conquérants espagnols (13 novembre 1532). Ce jour-là, jour de deuil pour les indigènes, il n’est pas rare, en traversant la place du parvis, de voir quelques âmes crédules agenouillées dans la poussière et l’oreille au niveau du sol, écouter de l’air le plus sérieux du monde si l’onde fatidique ne murmure pas.

Place et cathédrale de Cuzco.

Une église en pisé, bâtie par Francisco Pizarre et consacrée par Vicente Valverde son aumônier, occupa pendant trente-six ans l’emplacement actuel de la cathédrale. En 1572, le vice-roi Francesco Toledo fit jeter bas cette bicoque et creuser les fondements d’une nouvelle église. Une somme de trois cent soixante mille francs fut d’abord affectée à sa construction ; puis cinquante ans s’écoulèrent, et comme cette église, pareille à la toile de Pénélope, se poursuivait toujours sans jamais s’achever, que de nouvelles sommes, incessamment votées, venaient s’ajouter aux premières, Philippe IV, impatienté, demanda un jour si on comptait la faire en argent massif. Le mot royal eut du succès ; après avoir fait le tour de l’Espagne, il arriva en Amérique. On ne sait s’il stimula le zèle de l’entrepreneur, mais après quatre-vingt-deux ans de travaux, la cathédrale était achevée. Elle avait coûté soixante-cinq millions de francs. La chose paraît incroyable, quand on considère aujourd’hui ce triste édifice[1] !

Sa dédicace eut lieu le 15 août 1654 ; mais auparavant il fallut déblayer les abords de l’église, rendus impraticables par l’alluvion due aux travaux de près d’un siècle. Tous les chanoines, enflammés d’un saint zèle, passèrent à leur bras un cabas de jonc et se mirent à enlever la terre, les moellons, les gravats, qui formaient autour du lieu saint des montagnes et des vallées[2]. L’exemple des chanoines fut suivi par le corrégidor et par quatre chevaliers de Calatrava ; puis les curés de la ville et ceux des environs arrivèrent en foule suivis de leurs vicaires, les moines de quatre ordres vinrent également donner un coup de main, les dames de la ville imitèrent les

  1. Les auteurs espagnols ont relaté comme un chiffre exorbitant les cinquante ans de travail qu’avait nécessités l’édification de la forteresse du Sacsahuaman ; mais aucun d’eux n’a fait mention des quatre-vingt-deux ans employés à la construction de la cathédrale, ou s’est contenté de les indiquer par deux dates. — Ajoutons que de pareils chiffres, qui, partout ailleurs qu’au Pérou, auraient une valeur significative, ne prouvent ici qu’une chose : c’est que l’Indien du continent sud, très-nonchalant de sa nature, met à ce qu’il fait vingt fois plus de temps qu’il n’en faut.
  2. Alturas empinadas y hondos valles, dit le manuscrit du docteur Carrascon auquel nous empruntons ces détails.