Page:Le Tour du monde - 07.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’équipement de la bête[1], il attendit chapeau bas que je le soldasse. Comme au prix convenu entre nous j’ajoutai quelques réaux de llapa (pourboire), cette générosité, à laquelle il ne s’attendait pas, dissipa le nuage amassé sur son front et émut doucement son cœur.

« Si j’osais parler à monsieur ! me dit-il après avoir vérifié la somme que je venais de lui remettre et l’avoir glissée dans une bourse en peau de rat, qu’il portait suspendue au cou en mode de scapulaire.

— À votre aise, Ñor Medina.

— Eh bien ! que monsieur réfléchisse encore avant de faire ce qu’il m’a dit, car c’est non-seulement une imprudence de sa part, mais un gros péché dont il chargera sa conscience. Les Chunchos sont des mécréants et des hérétiques et la sainte religion de Jésus-Christ nous défend tout commerce avec eux.

— Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ?

— Mais oui, monsieur…

— En ce cas, bonjour mon ami et que Dieu vous ramène sans accident à l’endroit où je vous ai pris. Mes compliments à votre épouse, quand vous reverrez les toits en dos d’âne d’Arequipa. »

L’arriero s’en alla en levant les épaules et je n’entendis plus parler de lui.

Après un repas copieux, je pris possession de mon lit et jusqu’au lendemain je ne fis qu’un somme. La nuit, dit-on, porte conseil. En m’éveillant je pus juger de la valeur de ce dicton. Le soir, en posant ma tête sur l’oreiller, je m’étais demandé à plusieurs reprises de quelle vallée je ferais choix pour entrer en pays sauvage, mais le soleil m’avait surpris avant que j’eusse décidé quelque chose à cet égard. En me levant, et sans que je parvinsse à m’expliquer ce travail occulte de ma volonté, il se trouva que mon choix était fait et que ce choix était tombé sur la vallée d’Occobamba, que les géographes ont négligé d’indiquer sur leurs cartes, mais que la nature a placée entre les deux vallées de Larès et de Santa Ana.

Pendant les quarante-huit heures que je passai à Cuzco, je consacrai mes journées à l’achat d’articles divers, destinés à me concilier les bonnes grâces des sauvages que je pourrais trouver en route. La nuit venue, au lieu d’accepter la cacharpari, ou fête d’adieux, que, selon l’usage, on m’avait offerte, je me barricadai chez moi, laissant mes connaissances s’étonner et même s’indigner un peu de mon dédain subit à l’endroit des choses locales. Mais j’avais un devoir à remplir ou plutôt un compte à régler avec le lecteur. Ce compte, c’était une description, sous le double aspect antique et moderne, de la ville inconnue, où je l’avais amené en croupe et d’où nous devions bientôt repartir ensemble. Donc au lieu de passer ces deux nuits à boire de l’eau-de-vie et à caqueter avec des personnes du sexe, ainsi que chacun l’eût voulut et que l’exigeait l’étiquette, je les employai tout entières à prendre les notes suivantes. Si le lecteur n’accorde aucun éloge à leur rédaction, il doit au moins me savoir gré d’avoir sacrifié à sa convenance les plaisirs de tout genre que me promettait un cacharpari à Cuzco.

La ville du Cuzco fut fondée vers le milieu du onzième siècle par Manco-Ccapac, chef de la dynastie des Incas. L’apparition de ce législateur dans les punas du Collao est encadrée dans une légende mystérieuse que les historiographes espagnols se sont plu a reproduire de diverses façons. Nous écarterons de leur récit la partie merveilleuse pour ne nous attacher qu’à la partie vraisemblable, et au lieu de faire émerger à leur exemple Mauco-Ccapac et sa compagne Mama Ocllo, du lac de Titicaca comme des dieux marins, ou de les tirer du trou d’un cerro de Paucartampu comme des hiboux, nous ne verrons en eux que ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire une fraction infime et le dernier débris de ces colonnes voyageuses qui, descendues jadis des plateaux asiatiques, leur berceau primitif, s’épandirent et rayonnèrent dans tous les sens sur le monde antique.

Dans l’état actuel de nos connaissances, s’il est à peu près impossible de préciser l’époque du premier déplacement de cette civilisation voyageuse, et la durée des haltes qu’elle fit en différents lieux avant d’atteindre le continent américain, on a du moins pour se renseigner sur son origine, son point de départ et la route qu’elle dut suivre, le type de ses représentants indigènes, leurs mœurs, leurs lois, leurs institutions religieuses, leur système de chronologie, leurs fables cosmogoniques et la configuration de leurs édifices encore debout sur le sol.

Il est probable que les premières communications entre l’Asie et’Amérique’eurent lieu par le détroit de Behring.

L’étude anthropologique de la population américaine dont les variétés de type peuvent être ramenées à deux types fixes et primordiaux, le type indigène que nous appellerons volontiers américano-mongol et le type irano-arien, soulève naturellement la question suivante : La race américaine est-elle autochtone ou doit-on la considérer comme une race d’émigrants de souche asiatique ? Sans préjuger cette question que nous posons en passant, laissant à d’autres le soin de la résoudre, nous remarquerons toutefois que si la race américaine est réellement autochtone, comme l’ont prétendu Morton, Pritchard, Robertson, Blumenbach, elle a avec la race mongole une analogie singulière qu’on ne sait comment expliquer ; mais si sa présence sur le nouveau continent résulte d’un déplacement des hordes asiatiques, sa parfaite ressemblance avec celles-ci, dont on a lieu de s’étonner, se trouve alors naturellement expliquée.

De ces deux types précités, le type indigène ou américain-mongol, selon qu’on voudra l’appeler, est celui qui domine dans les deux Amériques et caractérise la majeure partie de leur population. Toutefois on ne doit voir dans la race autochtone ou asiatique à laquelle il s’applique, que le simple élément colonisateur. L’élément civilisateur est représenté par la race irano-arienne

  1. Dans un voyage sur la côte ou dans la Sierra, où l’on se sert habituellement de mules de louage, le harnais de la bête est toujours fourni par le voyageur et jamais par le muletier qui la loue.