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des mygales, des carabes, des carabiques et quelques cicindèles, sans préjudice de ces aptères hexapodes des genres parasite et suceur, lesquels, sous les noms de poux et de puces, pullulent indifféremment dans la chaumière et sur le corps des indigènes.

Si de l’air et de la terre, nous passons à l’élément liquide, comme on dit en beau style, nous ne trouverons dans les eaux du Huilcamayo-Quiquijana que deux poissons de la famille des siluroïdes, le bagre et le suchi, dont la taille n’excède jamais six pouces. Parfois, une loutre au pelage d’un noir de jais montre timidement sou nez entre les rochers des deux rives ; mais le cas est si rare que les habitants du pays, à cause de cette rareté et un peu aussi par cette manie de tout ennoblir qui les caractérise, ont surnommé l’animal mayu-puma — lion de rivière. — La chair de ce lion, assurent-ils par tradition, est d’un goût aussi délicat que celle des poissons dont il s’alimente. Si j’ai prononcé le mot tradition, c’est que sur cent individus que j’ai pu consulter à l’égard du mayu-puma, aucun n’avait jamais mangé de cette viande léonine, mais l’avait entendu vanter par son père, qui probablement tenait lui-même la chose d’un aïeul.

Du village d’Urcos on descend vers celui de Huaro par une pente douce. La route est large et convenablement unie. À droite et à gauche s’étendent des champs cultivés, interrompus çà et là par de grands espaces arides. Des cerros, verdoyants à la base, rougeâtres et pelés au sommet, encadrent ce tableau, que les gens du pays qualifient de vistoso, un vocable espagnol dont l’équivalent manque à notre langue, et que l’illustre auteur du Télémaque a traduit par la périphrase : « Fait à souhait pour le plaisir des yeux. »

Vue du village d’Urcos et de la lagune la Mohina.

Huaro est situé à deux kilomètres d’Urcos et à gauche du chemin. C’est un assez grand village, triste d’aspect et mal bâti. Les montagnes, très-élevées en cet endroit et disposées en demi-cercle, projettent sur la localité une ombre grisâtre. Ses jardins et ses vergers ont les teintes molles et indécises d’une aqua-tinta coloriée, ce qui ne laisse pas que de paraître étrange. Avec ce demi-jour voluptueux qui lui est propre, Huaro possède une place carrée, quelques maisons en pierre et force ranchos en torchis. Son église, comparativement grande, est remarquable par le coq qui surmonte un de ses clochers. Ce coq en cuivre jaune, et dont la patte est triomphalement posée sur une boule, brille d’un éclat rutilant, grâce au fourbissage hebdomadaire auquel le soumet, dit-on, le sonneur de cloches du temple saint. L’orgue de Huaro est renommé par sa sonorité et le nombre de ses registres. Quelques organophiles du pays assurent même qu’il l’emporte sur l’orgue de Yauri dans la province de Canas[1]. Je ne saurais donner mon opinion à cet égard, n’ayant jamais entendu mugir ou soupirer l’un des instruments précités. Tout ce que je puis dire, c’est que trois fois je vins à Huaro avec l’intention bien arrêtée de m’abreuver de mélodie, et que chaque fois, un destin fatal contrecarra mes plans. Deux fois je trouvai l’église fermée et le curé absent. À ma troisième visite, l’artiste inspiré qui tenait l’orgue le dimanche et qui pendant six jours de la semaine n’était qu’un humble ferblantier, venait de passer de vie à trépas, emportant avec lui le secret d’animer les touches d’ivoire. Les organistes sont fort rares dans la contrée, et aucun conservatoire de musique n’ayant encore été fondé au Pérou, une période de temps incalculable s’écoulerait, m’assura-t-on, avant que l’orgue du Huaro interrompît sa léthargie.

Avec son église, son coq et son buffet d’orgues, Huaro possède deux fabriques de bayetas et de bayetons, draps grossiers qui ressemblent à cette étoffe de laine que

  1. C’est aux jésuites que la plupart des villes du Pérou et quelques villages de la Sierra doivent les orgues remarquables qu’on voit dans leurs églises.