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au milieu de la bourgade et la divise en deux quartiers, qu’un pont de pierre, bâti depuis quelques années seulement, fait communiquer l’un avec l’autre.

Un détail auquel je ne m’étais jamais arrêté jusqu’alors et dont je fus frappé cette fois en traversant Quiquijana, c’est la largeur de la quebrada où coule le Huilcamayo. Ce vaste lit qu’il occupe au temps de ses crues était à sec en ce moment et jonché de plus de cailloux que le ciel n’a d’étoiles fixes et d’astres errants. De l’orgueilleuse rivière, si bruyante et si tapageuse pendant l’été, il ne restait qu’un gentil ruisselet qui coulait sans bruit sous l’arche centrale du pont de pierre, léchant de son eau cristalline des galets de porphyre noir. J’avais arrêté ma mule pour examiner la chose à mon aise ; l’impression qu’elle me causa et qui me revient à cette heure fut un étonnement presque voisin de l’incrédulité ; je me demandai comment une si petite rivière pouvait occuper tant espace et y rouler tant de cailloux. Les voies de Dieu sont impénétrables !

La contrée située au nord de Qulquijana est fertile et bien cultivée ; la luzerne verdoie dans les bas-fonds, le maïs et le blé tapissent les pentes bien exposées, la pomme de terre occupe les plateaux, l’orge et le chenopodium quinoa succèdent plus haut à ce tubercule : tout le paysage, jusqu’à Urcos, distant de quatre lieues, a l’allure honnête et patriarcale d’un bon fermier ; rien de violent et de heurté dans les contours, rien de tranché dans les nuances ; c’est lourd, calme et satisfaisant.

Le chemin qu’on suit a de molles ondulations, des endroits sablés, de jolis carrés d’herbe verte et de touffes de graminées qui font des forêts vierges aux fourmis. La température, de plus en plus douce, semble inviter le voyageur à descendre de sa monture, à mettre bas chapeau, veste et souliers, et à marcher nu-pieds, en fumant un cigare sur le gazon douillet qui borde le chemin. Son esprit agréablement distrait par ce qui l’entoure, l’empêche de sentir la fatigue et de compter les kilomètres qui le séparent du but ; il se trouve rendu à Urcos quand il s’en croyait encore loin.

Alstræmères de la quebrada de Cuzco.

Urcos est le chef-lieu de la province de Quispicanchi. C’est un gros village édifié sur une éminence et dont les maisons laissent beaucoup à désirer sous le double rapport de l’architecture et de la propreté. Urcos possède néanmoins deux choses relativement curieuses : sa lagune et sa vallée. Sa lagune, appelée la Mohina, s’étend au bas de l’éminence qui sert de piédouche au village ; un sentier en zigzag, tracé plutôt que creusé, dans la paroi du roc, coupée à pic de ce côté et d’une hauteur d’environ trois cents mètres, permet aux habitants de la localité de communiquer avec leur lagune.

La Mohina, entourée d’un demi-cercle de hautes montagnes et dont les eaux sont à la fois amères et saumâtres, peut avoir une lieue de circuit. Sa profondeur varie de quinze à vingt-deux brasses. Des joncs, des roseaux, et de loin en loin quelque buissons ras, lui font une verte ceinture. Des sarcelles rousses, des grèbes, des huananas, gros canards au plumage brun, animent sa surface. Le jour, quand le ciel est serein et que le soleil illumine et pénètre de ses traits d’or cette nappe dormante, elle est d’un effet ravissant. La nuit, quand tout est calme, que la lune l’effleure de ses rayons d’argent et que les montagnes voisines y jettent une ombre portée, elle est plus ravissante encore.

Une tradition du pays, que le touriste européen auquel on la raconte ne manque pas, de retour chez les siens, d’intercaler dans son récit, cette tradition place au fond de la Mohina la chaîne d’or que le douzième Inca Huayna Capac fit fabriquer à l’occasion de la première coupe de cheveux d’Inti-CusiHuallpa, son fils aîné (Aliud Huascar). Ce morceau d’orfévrerie, qu’on pourrait croire de simple jaseron, avait la grosseur des chaînes de fer qui lient les bornes de nos quais. Sa longueur totale était de huit cents mètres. Elle servait à enceindre la grande place de Cuzco