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très-grand poëte et qui a eu raison de consacrer cent pages à comparer la durée de l’homme ici-bas à celle du brin d’herbe. Il y aura huit ans, vienne la Saint-Sylvestre, poursuivis-je et comme me parlant à moi-même, que je passai par ici pour la première fois. J’étais jeune, ardent, enthousiaste ; la nature entière semblait me sourire ; tout me faisait fête et me saluait au passage, les ruisseaux coulaient, les oiseaux chantaient, les fleurs s’entrouvraient. Aujourd’hui cette même nature me regarde passer d’un air rechigné, les ruisseaux n’ont plus une goutte d’eau, les oiseaux ont pris leur volée et les fleurs aux vives nuances sont devenues couleur d’amadou… ô gioventu primavera della vita ! »

Ces réflexions philosophiques étaient de celles qu’on écoute par politesse, mais auxquelles on ne répond pas ; toutefois Ñor Medina crut devoir y répondre.

« Dans tout ce que vient de dire monsieur, me dit-il, je n’ai bien compris qu’une chose : c’est qu’il était passé par ici vers la Saint-Sylvestre ; or, comme à cette époque on était en été, il n’est pas étonnant qu’il ait trouvé de l’eau, des oiseaux et des fleurs. Aujourd’hui que nous y passons en juillet, c’est-à-dire en hiver, il ne doit pas être étonné de n’y trouver rien. »

Je regardai mon interlocuteur du coin de l’œil. « Mais ce diable d’homme a raison, pensai-je, et son appréciation me paraît exacte. Seulement, où la raison et l’exactitude vont-elles se nicher ? » À partir de cette heure, Ñor Medina grandit considérablement dans mon esprit. Chemin faisant, si je ne lui avouai pas le cas que je faisais de ses lumières, ce fut uniquement pour ne pas lui donner de lui-même une idée trop avantageuse et l’exposer plus tard à pécher par orgueil.

Carrière du temps des Incas.

Suffisamment réconfortés par le déjeuner fait en route, nous traversâmes sans nous y arrêter la bourgade de Quiquijana, que les chartes péruviennes qualifient de cité très-fidèle. Cette façon hispano-américaine d’honorer les villes en attachant à leur nom une flamboyante épithète, serait assez de notre goût, si le Pérou n’en abusait un peu. Ainsi, il suffit qu’un village se soit montré sympathique à tel prétendant au fauteuil de la présidence et qu’il ait manifesté cette sympathie par le don secret d’un millier de piastres fait à l’individu pour l’aider à soutenir ses prétentions, pour que ce village reçoive plus tard, comme récompense, le titre de fidèle, d’héroïque ou de bien méritant. L’existence politique du prétendant devenu président a beau n’avoir que la durée des roses, le village ennobli par lui n’en continue pas moins de tenir orgueilleusement le haut du pavé. C’est là le côté vicieux de la chose. En fait de caprice, de monde, d’engouement passager, la cause cessant, l’effet devrait cesser aussi ; or la nomination d’un président ne fut jamais qu’une affaire de mode. Interrogez à cet égard le sexe aimable du Pérou !

Quiquijana, la très-fidèle, n’est qu’un amas de maisons un peu prétentieuses, un peu jetées à l’aventure. La tuile rouge brille sur la toiture de cinq ou six d’entre elles, les autres n’ont qu’un humble chaume. Le paysage qui sert de cadre à ces maisons est assez pittoresque avec ses montagnes à croupes rondes et ses grands partis d’ombre et de lumière. Çà et là des cultures, des vergers clos de murs, que dépassent les têtes des pommiers, des merisiers, des cognassiers, seuls arbres fruitiers qu’offre la contrée, égayent, en la complétant, la physionomie du tableau ; ajoutons que le Huilcamayo[1] passe

  1. À partir de Quiquijana, le Huilcamayo prend le nom de rio de Quiquijana, qu’il conserve jusqu’à Urcos, où il prend celui de ce village. Le dernier voyageur français qui a traversé cette contrée donne par erreur à notre rivière le nom de rio d’Urubamba, et cela à vingt-six lieues en amont de cette bourgade. C’est déjà bien assez que les rivières au Pérou empruntent le nom d’un village en passant devant lui, sans qu’il soit besoin de le leur donner longtemps à l’avance. Or, avant de s’appeler rio d’Urubamba, le Huilcamayo, à partir de Quiquijana, porte tour à tour six noms différents.