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noires cavités des syringes, rien ne manque à la chose. Pour qu’elle devînt une cité du bon vieux temps dans le genre d’Ollantay-Tampu, il suffirait d’un mémoire archéologique étourdiment adressé par quelque voyageur à la troisième classe de l’Institut. Nous nous hâtons de prévenir l’erreur en déclarant que la prétendue ville n’est qu’une carrière du temps de la Gentilidad, et ses débris, de simples pierres à l’extraction desquelles étaient jadis condamnées à travailler, comme les Athéniens captifs aux latomies de Syracuse, les populations remuantes qui tentaient de secouer le joug des Incas.

L’antique carrière resta bientôt derrière nous. Tout en trottant et mordant tour à tour à mon pain bis et à mon boudin aux pistaches, j’examinais attentivement le paysage, demandant aux terrains, aux pierres, aux buissons qui défilaient successivement sous mes yeux, s’ils n’étaient pas ceux que j’avais connus autrefois. Comme une pareille recherche m’obligeait forcément à lever, à baisser, à retourner la tête, Ñor Medina, surpris de ce manége, me demanda si j’avais perdu quelque chose en chemin.

« J’ai perdu la trace de mes souvenirs, » lui répondis-je.

Au regard singulier que me jeta l’homme, je jugeai que s’il m’avait entendu, il ne m’avait pas compris, et pour rendre ma pensée plus saisissable, j’ajoutai : « Je cherche des plantes et je n’en trouve pas.

Vaya pues ! fit-il avec un gros rire ; mais il y en a partout des plantes ! que monsieur prenne la peine de regarder. » Alors me montrant de la main des touffes de feuilles recroquevillées, des hampes jaunies, des tiges sèches qui s’élevaient au bord du chemin sur les talus : « Voilà, me dit-il, le huaranhuay dont les racines servent de combustible aux Indiens des hauteurs, le puquincha, avec les fleurs duquel les femmes teignent en jaune leurs llicllas et leurs jupes, la parsehuayta qui leur donne une couleur violette, et l’ayrampu une couleur rose. Cette plante que monsieur peut voir au pied de ce rocher, c’est la marfil qui coupe la fièvre, et plus loin cette autre, c’est la pilli qui calme la toux. Voici l’amancaës que les Espagnols appellent le lis des Incas[1], et la queratica qu’ils nomment la salive de Notre-Dame. Eh ! tenez, voilà encore la calahuala, la hualhua, la huanchaca, sans compter la chichipa qui donne un bon goût aux potages, et le sacharapacay qui ramone et nettoie le duodeno des personnes chargées de bile. »

La chingana de Qquerohuasi.

Je sautai vivement à bas de ma mule et j’allai regarder de près et palper un peu les momies végétales que mon guide appelait des plantes. Après un examen de quelques minutes, j’étais parvenu à reconnaître la famille, le genre et l’espèce auxquels chacune d’elles avait appartenu ; je dis avait, car ces corolles amorphes et ces pétales incolores ne ressemblaient pas plus aux fleurs brillantes que j’avais admirées, qu’un cadavre rongé par les vers du sépulcre ne ressemble à la femme dont notre cœur fut un jour passionnément épris.

La vue de ce charnier végétal où tant de beautés délicates, charmantes, parfumées, pourrissaient pêle-mêle, avait assombri mon humeur naguère si riante ; de lugubres visions passaient et repassaient dans mon esprit. « Seigneur, me disais-je, où vont l’homme et la fleur, et quel lien mystérieux unit le berceau à la tombe ! »

Au bout d’un moment, mon guide, étonné du silence que je gardais, s’avisa de remarquer tout haut que je lui semblais triste. « À quoi songe monsieur ? me demanda-t-il.

— Je songe, lui répondis-je, à la brièveté de l’existence et au néant des choses ; je songe encore que Job est un

  1. Les botanistes qui ont succédé à Ruiz et Pavon, et à leur exemple, les horticulteurs ont donné le nom de lis des Incas aux diverses variétés d’alstræmères originaires du Pérou et du Chili. C’est à tort. La seule liliacée que les Péruviens appellent lis des Incas est, comme nous l’avons dit plus haut, le narcissus amancaës.