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lustrés au suif de mouton. Une llicla de laine blanche bordée d’un ruban rose voilait sans les cacher son sein et ses épaules ; sa jupe se perdait dans l’ombre, mais la main qui tenait le suif et le bras nu auquel s’attachait cette main, étaient gros, charnus, frappés de fossettes et témoignaient d’une santé robuste.

Flattée de l’examen dont elle était l’objet de la part d’un homme à peau blanche, c’est de moi que j’entends parler ; mon guide avait la peau couleur de nèfle, — l’inconnue sourit de nouveau, et façonnant sa bouche en cœur :

« Que cherchez-vous donc à cette heure, mon bon seigneur ? me demanda-t-elle en voix de fausset.

— Un toit pour abriter ma tête et un chupé pour apaiser ma faim, » lui répondis-je de ma voix naturelle.

Comme la femme était en train de m’assurer que je trouverais chez elle, et à meilleur compte que partout ailleurs, le couvert et le vivre que je souhaitais, je regardai Ñor Medina, qui depuis notre traversée du Huilcamayo n’avait pas encore desserré les dents. L’expression de son visage était parfaitement maussade et ses sourcils touffus et grisonnants me parurent rent plus rapprochés que de coutume. Je n’eus pas le temps de m’en étonner, distrait que je fus aussitôt de cet examen par des chuchotements et des éclats de rire qui partaient du seuil des maisons voisines, dont mon colloque avec la femme à la lliclla blanche paraissait avoir éveillé l’attention.

Sans m’arrêter à ce que ces manifestations pouvaient avoir de blessant pour moi, je sautai à bas de ma mule. Au même instant, une voix dont le timbre clair révélait une personne du beau sexe, prononça distinctement ces mots étranges :

« Ne les tondez pas de trop court, la Templadora.

— Tas de filous ! » murmura l’inconnue, à qui probablement cette recommandation était adressée.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je, en regardant tour à tour ma future hôtesse et Ñor Medina dont les deux sourcils n’en faisaient plus qu’un.

— Cela signifie, me répondit la femme, que j’ai pour voisins de mauvaises gens qui font ce qu’ils peuvent pour me retirer le pain de la bouche, sous prétexte que je ne suis pas du pays. Mais entrez donc chez moi, mon bon seigneur, reprit-elle aussitôt avec son bienveillant sourire.

— N’entrez pas, monsieur me dit vivement Ñor Medina ; et vous, la femme, ajouta-t-il en regardant l’inconnue d’un air courroucé, allez à cent millions de diables ! Nous sommes d’honnêtes voyageurs qui passons notre chemin et nous n’avons rien à démêler avec des chuchumecas de votre espèce ! »

Ces mots étaient à peine prononcés que, pareils à la formule de l’exorcisme qui rompt un enchantement ténébreux, ils rétablissaient la situation sous son jour véritable, l’inconnue nous tirait la langue, soufflait brusquement sa chandelle et nous jetait sa porte sur le nez.

Une Huarmipampayrunacuna.

Je fus quelques secondes à me remettre.

« Quoi ! dis-je enfin à Ñor Medina, cette femme souriante et si bien peignée, c’était une sorcière…

— Oui, monsieur, me répliqua-t-il sans me laisser le temps d’achever ma phrase, c’était un piége que Satan vous tendait ! »

« À combien de périls un voyageur n’est-il pas exposé ! » murmurai-je en manière d’apophtegme !

Tout en remerciant Dieu de la protection visible qu’il m’avait accordée en cette circonstance, je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il faisait nuit et qu’une solitude morne régnait dans Acopia. Mon guide avait repris sa marche à travers les rues ; je le suivis l’oreille basse. « Eh quoi ! me disais je à moi-même en tournant autour des chaumières, je viens de triompher du démon, j’ai su rompre tout pacte avec l’iniquité, ainsi que le veut Jean Racine, et pour récompense de mon honnêteté, je ne souperai pas ce soir et je n’aurai d’autre oreiller que le dur pavé de la route ! Vertu, n’es-tu donc qu’un vain mot ! » Une exclamation de Ñor Medina interrompit ce monologue, il venait de découvrir une chicheria. Par l’huis entr’ouvert on apercevait deux matrones grosses, grasses, luisantes, accroupies devant une jarre et faisant bouillir leur chicha, à l’aide de torches de paille que l’une façonnait et que l’autre allumait ; les fonds du tableau et la plupart des accessoires étaient voilés par la fumée.

« Si vous le trouvez bon, nous passerons la nuit ici, » me dit mon guide.

Le gîte avait un air suspect ; mais la nuit devenait de plus en plus froide et toute hésitation eût été ridicule. J’approuvai donc par un signe de tête la motion de Ñor Medina, et sautant à bas de ma mule j’entrai bravement dans le cabaret. Au bruit de ferraille de mes lourds éperons chiliens, une troupe de cochons d’Inde que la chaleur et la clarté du feu avaient attirés près de l’âtre, se débandèrent avec des grognements d’effroi. Les chicheras, un peu surprises de mon apparition, cessèrent un