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abandonnèrent à jamais leur village, dont l’emplacement est encore reconnaissable aujourd’hui. Tupac-Amaru, cacique de Tungasuca, après avoir pendu de sa propre main le corrégidor de Tinta, Antonio Arriega, et soulevé contre les Espagnols la population du pays, fut défait par ceux-ci et périt dans d’atroces supplices. Angulo, Bejar, Pumacahua, Andia, qui succédèrent à Tupac-Amaru, payèrent de leur tête l’œuvre d’émancipation qu’ils avaient entreprise et que neuf ans plus tard Simon Bolivar réalisa dans les plaines d’Ayacucho.

À l’époque où les premiers essais d’affranchissement furent tentés dans la contrée, le Corregimiento de Tinta était divisé en six districts. C’étaient ceux de Sicuani, Tinta, Checca, Checcacupi, Langui et Yauri, lesquels comprenaient vingt-trois villages que leur situation sur la montagne ou dans la plaine, et partant la différence de leur température, avait fait classer en villages d’en haut et villages d’en bas. Plusieurs de ces villages n’existent plus. D’autres ne sont aujourd’hui que de simples estencias (fermes) ; mais par respect pour leur mémoire et les souvenirs qu’ils rappellent, les statisticiens du pays leur ont conservé depuis quarante ans, dans leurs comptes rendus annuels, et leur conserveront longtemps encore, le rang et la situation qu’ils occupaient jadis. Ainsi, l’illustre grenadier dont s’honore la France continua de figurer après mort sur la liste du régiment dont il avait fait partie, et de répondre à l’appel nominal de chaque jour par la voix d’un de ses frères d’armes.

Tout en applaudissant à la pensée de ces statisticiens, évidemment inspirés par le plus pur patriotisme et la piété du souvenir, nous ne pouvons nous empêcher de blâmer l’artifice dont ils ont usé, dans leur annuaires, pour donner à l’Europe en général et aux républiques voisines en particulier une haute idée des forces numériques de la contrée. D’après eux, le chiffre de la population actuelle de chacune des provinces de Canas et Canchis serait celui de la population entière du Corregimiento de Tinta au temps de sa splendeur. Par malheur pour ces messieurs, on sait que de toutes les Provinces du bas Pérou, celle de Tinta fut précisément la plus maltraitée pendant la durée de l’occupation espagnole. Sa population, décimée tour à tour par les épidémies, les subsides de la Mita, les enrôlements forcés, les émigrations volontaires, les exigences du pouvoir spirituel et les révolutions politiques, ne comptait en 1792 que trente-six mille trois cent quatorze individus ; en 1820, elle avait atteint le chiffre de trente-six mille neuf cent soixante-huit ; en 1836, celui de trente-sept mille deux cent dix-huit. Or, cette même population qui, en quarante-trois ans, ne s’était augmentée que de neuf cent quatre individus, vient d’atteindre subitement le chiffre de soixante-cinq mille ! — Pareille hyperbole serait à peine admise chez un poëte, et considérée chez un prosateur comme un excès d’emphase et une redondance de mauvais goût ; à plus forte raison chez un faiseur de statistique, pour qui la vérité doit toujours être nue comme au sortir du puits.

Pont de Crisnejos, sur la rivière Combapata.

En quittant le village de Combapata, il avait été convenu avec Ñor Medina que nous passerions la nuit à Checcacupi, et que le lendemain nous pousserions jusqu’à Huaro, en doublant l’étape et traversant, sans nous y arrêter, les villages de Quiquijana et d’Urcos. Un voyage dans la Cordillère, s’il paraît monotone et soporifique au lecteur qui le lit, le paraît bien plus encore au voyageur qui l’effectue. Où le premier commodément assis, convenablement restauré, les pieds chauds et le coude appuyé sur sa table, se contente de bailler et de tourner rapidement les pages du livre, afin d’arriver plus tôt à la fin, le second maugrée et enrage de ne voir autour de lui, durant des semaines entières, que des pierres et des êtres pétrifiés, d’avoir à subir dans la même journée le froid et la chaleur, la grêle, la neige et la pluie, le tonnerre et les éclairs, sans compter la faim, la soif et la fatigue, les déceptions de tout genre et les insectes parasites qui l’attendent à la couchée. Encore si, pour abréger son martyre, ce voyageur avait la facilité qu’on a chez nous de tripler les relais et de brûler le pavé de la route ! mais cette ressource lui est interdite. D’abord la route qu’il suit n’a point de pavés, ensuite en surmenant la mule qui le porte, il courrait risque de la voir rester en chemin et d’y rester lui-même. Il faut donc qu’il contienne son impatience et qu’il se résigne à ne marcher qu’à pas comptés dans la voie fatale où, comme les âmes pécheresses d’Alighieri, il doit traverser des zones purificatoires et des cercles d’épreuves avant de jouir du repos. Tout au plus, dans le cours de

    naïvement Pedro Celestino Florez, qui rapporte ce fait dans un opuscule intitulé : Patriotismo y amor á la liberdad. L’honnête écrivain ajoute en manière de réflexion : L’oppression des mandataires du pouvoir et le manque de justice dans un pays, poussent souvent les opprimés à commettre ces choses fâcheuses, qui méritent d’être excusées, eu égard aux circonstances.