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outre, jetons un rapide coup d’œil sur le passé de la double province que nous abandonnons pour ne la plus revoir.

Longtemps avant l’apparition des Incas au Pérou, deux nations rivales, les Canas et les Cachis, occupaient un territoire de plus de douze cents lieues carrées qui, du nord au sud, s’étendait des Sierras de Chimboya et d’Atun-Quenamari aux plateaux d’Ocoruro, et de l’est à l’ouest, de la Cordillère de Huilcanota au torrent de Chuquicabana. Le Huilcamayo, que nous avons vu naître à Aguas-Calientes et suivi jusqu’à Checcacupi, coupait en deux une partie de ce territoire. Les Canas occupaient dans le nord et l’ouest l’emplacement actuel des villages de Pitumarca, Combapata, Tinta et Yanaoca, et s’étendaient jusqu’aux hauteurs de Pichigua et de Mollocahua, voisines de la rivière Apurimac. Les Canchis habitaient la partie de l’est et du sud comprise entre les villages actuels de Saint-Pierre et Saint-Paul de Cacha, Sicuani et Marangani, jusqu’au plateau de la Raya[1].

Ces deux nations, fortes d’environ vingt-cinq mille hommes, étaient gouvernées par leurs curacas ou chefs respectifs. Leur rivalité, qui remontait à des temps reculés et qui occasionnait entre elles de sanglantes querelles, paraît n’avoir eu d’autre cause que la différence de leur origine et de leur humeur. Les Canas, habitants primitifs de la Sierra-Nevada, tiraient leur nom du volcan de Racchi qui dominait leur territoire et dont ils se vantaient d’être issus, Cana, dans l’idiome quechua, veut dire foyer d’incendie. Les Canchis étaient venus jadis des régions tempérées qui avoisinent Arequipa. Leur nom rappelait le sol natal, ses pâles fleurs et ses verdures. Cancha, en quechua, signifie enclos ou jardin. À cette différence d’origine s’ajoutait chez ces indigènes la différence du costume, invariablement noir chez les premiers et bariolé chez les seconds.

Le crucifix de Combapata.

Le caractère de ces nations cadrait à merveille avec leur nom patronymique. Les Canas, d’une humeur ordinairement sombre et taciturne, mais bouillante et impétueuse à l’occasion, jaloux de leur indépendance au point de tout lui sacrifier, avaient lutté pendant quatre siècles contre l’envahissement des Incas et n’avaient subi le joug de ceux-ci qu’à la suite d’une alliance, ou la fille de l’Atun-Cana, chef de leur nation, était devenue une des trois cents femmes de Huayna-Ccapac, douzième empereur de Cuzco. Les Canchis, au contraire, d’un caractère doux et timide, d’un esprit tiède et indécis, comme le climat sous lequel ils étaient nés, s’étaient soumis sans résistance à la domination des Fils du Soleil.

Au seizième siècle, le territoire des Canas et des Canchis fut réuni en une seule province sous le nom de Corregimiento de Tinta, et ces indigènes, qui ne formaient plus qu’un seul et même peuple, passèrent du joug des empereurs sous celui des vice-rois. Pour eux le licou remplaça le collier. Comme leur constitution robuste les rendait propres au travail des mines, ils furent féodalement exploités par leurs nouveaux maîtres. Chaque année, des recruteurs espagnols venaient prélever une dîme au nom de l’État, sur la double population. Les malheureux désignés par le sort se réunissaient devant l’église, pour entendre une messe dite à leur intention et qu’ils étaient tenus de payer eux-mêmes. À l’issue de cette messe, le curé, après avoir reçu leur serment de fidélité et obéissance au roi d’Espagne, les aspergeait d’eau bénite, prononçait sur eux la formule accoutumée : Vete con Dios, et leur tournait le dos.

Ces recrues, escortées de parents et d’amis qui répondaient à leurs larmes par des gémissements, prenaient alors le chemin de Cailloma, de Carabava, de Potosi, sites des riches gisements de minerai que les vice-rois du Pérou faisaient exploiter un peu pour leur compte et pour celui du roi d’Espagne. Là, voués aux travaux d’excavation, ces Indiens descendaient dans bocaminas et les socabons — puits et galeries — Où la privation de l’air pur auquel ils étaient accoutumés et les émanations des gaz délétères leur occasionnaient, disent les docteurs du pays, une espèce d’asthme appelée chacco dont ils mouraient dans l’année. Quand cette provision de travailleurs était épuisée par la mort, les représentants de la monarchie espagnole n’avaient qu’à se baisser et prendre au tas humain pour le renouveler.

Les choses durèrent ainsi pendant plus de deux siècles, puis les populations lassées de ce joug accablant se soulevèrent. Les habitants d’Aconcahu, dans la province de Canas, exaspérés par une augmentation du tribut d’or en poudre qu’ils étaient tenus de payer à l’État, s’emparèrent du collecteur espagnol qui le leur réclamait et lui donnèrent à boire de ce métal fondu[2] ; puis, pour échapper aux poursuites de la justice, ils

  1. Les limites assignées aujourd’hui à ces deux provinces ne rappellent qu’imparfaitement celles de leur ancien territoire.
  2. Para saciar de este modo la sed insaciable del recaudador. Pour apaiser par ce moyen la soif insatiable du collecteur, dit