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ses services. Les Espagnols, qui devaient autrefois récompenser sa trahison par les épaulettes de colonel, différèrent longtemps l’exécution de leur promesse et s’acquittèrent enfin envers lui en lui faisant trancher la tête.

Une merveille naturelle de Sicuani dont les voyageurs n’ont jamais parlé, par la raison péremptoire qu’aucun d’eux ne l’a vue et ignore probablement son existence, c’est la lagune de Quellhuaou mieux Quellhuacocha, comme on l’appelle dans le pays, laquelle est située à l’est de ce village sur les hauteurs qui le dominent. Qu’on se figure, si l’on peut, un saphir liquide de six lieues de circonférence encaissé entre cinq croupes de montagnes, que dépassent à l’horizon les cimes neigeuses des Cordillères de Chimboya et d’Atun-Quenamari, et auquel des totoras, ces roseaux-joncs à larges feuilles, font une charmante ceinture. Rien de plus calme, de plus limpide, de plus fraîchement idéal que ce lac andéen qu’aucun souffle ne ride, qu’aucune barque n’a jamais sillonné, où se peignent seuls des nuages, des étoiles, des rayons de soleil et de lune, et dont la physionomie, qui ne reflète que ces splendeurs du ciel, a quelque chose d’ineffable et de souriant.

Temple de Huira-Ccocha, d’après l’historien Garcilaso de la Véga.

San Pablo et San Pedro de Cacha, qu’on trouve à trois lieues nord de Sicuani, sont deux hameaux annexes de la plus triste espèce ; tous deux se suivent et se ressemblent ; c’est la même misère, la même tristesse, les mêmes huttes en torchis. Les gens du peuple prétendent néanmoins que Saint-Paul vaut mieux que Saint-Pierre, et citent à l’appui de leur dire l’école de dix-huit élèves que possède le premier et dont est privé le second. École soit ; mais à ce frivole avantage qu’un recteur d’université pourrait seul apprécier, nous préférons, pour notre part, la noblesse géologique et l’illustration archéologique de Saint-Pierre, qui, s’il n’a pas comme Saint-Paul une école et un magister, a de belles ruines couronnées par un volcan très-respectable, malheureusement éteint aujourd’hui, ce qui diminue sa valeur, et dont les éruptions ont couvert le pays de laves, de scories et de pierres ponces. Ce volcan, dont le cratère est incliné du nord au sud, s’élève sur un soubassement de collines, dans un site appelé Racchi. De là, le nom de volcan de la Riacha, que par corruption les habitants donnent à cette montagne ignivome. Au pied des collines pelées qui lui font un piédestal, on trouve une argile plastique avec laquelle les potiers de la Cordillère façonnent des cruches, des vases, des buires d’un galbe charmant ; des ocres variées, une rubrique appelée taco, qui n’est employée à aucun usage, et de la magnésie que les pauvres ménagères, qui la nomment chacco ou lait de terre, recueillent pour en faire, en la délayant dans un peu d’eau, une poulette ou sauce blanche aux pommes de terre qu’elles préparent pour le repas de la famille.

À quelques jets de flèche des collines de Racchi, dans un endroit appelé Yahuar-pampa[1], se dressent les débris d’un édifice antique qu’on aperçoit de loin, et que les voyageurs, qui les ont aperçus, appellent, dans leurs comptes rendus, les ruines de Tinta, mais sans dire un mot de leur origine. Nous ne savons trop où ces voyageurs ont pu prendre cette dénomination. Est-ce parce que la province de Canchis, où s’élèvent ces ruines, formait autrefois, avec sa voisine la province de Canas, une seule et même province sous le nom de Corregimiento de Tinta ? Nous ne pouvons rien affirmer ; mais ce que nous osons répéter, d’après les historiens de la Conquête, c’est que ces ruines sont celles d’un temple édifié vers le milieu du quatorzième siècle par Viracocha, ou mieux Huira-Cco-

  1. Plaine du sang, ainsi nommée parce que l’Inca Huiracocha y défit complétement son père Yahuar-Huacac, lequel, déposé par ses sujets à cause de ses vices, était venu revendiquer ses droits à l’empire à la tête de trois mille Indiens Chancas qui périrent dans l’engagement.