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et son dos noir cuirassé d’une armure impénétrable. Les crocodiles sont des habitants de la Nubie ; ils ne descendent guère plus loin qu’Esneh ou Kéneh, et cela par les grandes chaleurs ; leur ancien commensal, l’hippopotame, est devenu très-rare en deçà de la seconde cataracte ; ils n’ont donc plus de rivaux sur le Nil.

La montagne d’Ibsamboul, que nous apercevions depuis midi, semble s’éloigner durant quatre mortelles heures. Vers le soir seulement, nous mouillons près du village d’Ibsamboul, situé sur la rive libyque, en face des temples. Le soleil couchant éclaire de ses rayons horizontaux les colosses, les frises énormes de ces édifices monolithes, cavernes uniques, taillées de main d’homme dans le granit, et qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme.

Le grand temple, long de quarante-quatre mètres, haut de quarante-trois, est précédé de quatre statues assises, adossées à la montagne, et qui n’ont pas moins de trente-sept mètres. Elles sont engagées dans le sable, la première jusqu’aux épaules, la dernière jusqu’aux genoux ; l’une d’elles est décapitée. Trente dieux assis décorent la corniche. Dans les salles intérieures on passe auprès de petits colosses qui mesurent encore huit mètres ; les parois sont couvertes de vastes bas-reliefs. Partout, même sur l’autel des trois démiurges, Ammon, Phré et Phta, se retrouve l’image de Rhamsès II, notre Sésostris, le conquérant de l’Afrique et de l’Asie, celui qui donna l’immortalité au nom de Rhamsès porté par quinze rois en quatre siècles (1400-1000). Sa femme, Nofré-Ari, divinisée comme lui, toutes proportions gardées, servit de modèle au statuaire pour les six colosses hauts de douze mètres, debout devant la façade du petit temple qu’elle dédia elle-même à la déesse Hator.

Saïs (palefrenier).

Les préliminaires de nos travaux photographiques amenèrent une scène comique. Nous avions eu l’idée de construire et d’habiller un mannequin. Tout le monde dormait quand notre compère fut amarré à la place que nous lui assignions sur le pont ; nos matelots lui parlent, lui prennent les mains ; c’est une frayeur, une curiosité, une amitié enfin qui s’exprime par les gestes les plus drolatiques. Désormais personne ne passa devant le mannequin sans un signe de tête ou de main.

L’assiduité du kachef avait rendu notre séjour assez onéreux. Dès notre arrivée il était venu nous féliciter ; tout le jour, il fuma nos cigares et but notre café, très-soigneusement imité par un grand nombre d’indigènes qui lui faisaient cortége. Le soir, il parut si bien compter sur notre dîner qu’il fallut l’inviter. Il partit tard et revint à l’aube, mû par l’affection, disait-il, et sa suite avait grossi ; cet homme s’appelait Légion ! Tous déjeunèrent, sans invitation, et la barque fut mise au pillage.

Enfin nous partîmes ; le kachef nous escortait tristement et nous criait, comme pour nous retenir : « Allah vous garde du kamsin ! » Mais il nous quittait à peine que le thermomètre monta subitement à quarante-deux degrés. Aussitôt nous nous sentons suffoqués ; notre domicile, notre air et nos poumons sont envahis par une poussière impalpable et brûlante. Nos matelots deviennent des masses inertes, incapables de tout mouvement ; pour comble, les riverains refusent de nous remorquer. Ce n’est que vers le soir que nous pouvons nous traîner sur le fleuve jusqu’à Kosko, où nous passons la nuit. Nous avons traversé le kamsin, qui n’est autre que le siroco africain, une torpeur dans l’air et une pluie de sable, un terrible fléau qui arrête et tue les caravanes dans le désert.

Le lendemain, à peine remis de notre asphyxie, nous avançons entre deux landes sablonneuses solitaires, percées de pics sauvages et isolés. Le Djebel d’ouadi-Alfa se montre de loin sur la rive libyque, au milieu d’une plaine jaune ; le bord opposé a repris pour un moment toute sa parure d’arbres, de verdure et d’oiseaux.