Ce fut le 4 janvier, à dix heures du matin, que nous franchîmes la porte étroite des cataractes ; là nous attendait un équipage de renfort commandé par un reis spécial, vieux brave aussi à l’aise parmi les tourbillons du Nil qu’un tranquille marinier entre deux écluses. Ce sont des Nubiens, une nuée de sauvages d’un noir clair ; leur peau semble un crêpe ajusté sur une étoffe rougeâtre. Ils poussent des cris de bienvenue et se mettent à l’œuvre. Des masses de granit noir, humide et luisant, qui nous entourent, comme un troupeau de buffles pétrifiés dans des attitudes diverses, nous servent de points d’appui ; nos hommes y attachent de gros câbles, qui nous tirent lentement. Le soir tombait comme nous venions de franchir la première passe, et il fallut nous amarrer pour la nuit entre deux rapides. Les Nubiens nous accablèrent de félicitations sur les heureux débuts d’un voyage difficile : « Allah est grand, » criaient-ils, c’est-à-dire : « Bons Français, donnez-nous quelque chose ! » Quand ils eurent reçu le bakchis inévitable, ils s’en allèrent passer la nuit chacun dans son village. Pour nous, gravissant les rochers voisins, nous contemplons le chaos qui nous environne. La lune, composant des tableaux fantastiques, donne aux pierres énormes des apparences presque humaines. Ce ne sont plus des masses de granit ; nous pouvons voir enchaînés par les pieds au fond des eaux, un peuple de Titans, ceux qui sans doute, taillant les sphinx dans le granit comme un pâtre découpe une figurine dans un morceau de buis, posant d’une main les obélisques en équilibre, ont orné le palais de Karnak et creusé des temples dans les montagnes.
Nos sauvages, de retour avec l’aurore, reprennent leur travail et nous établissent enfin, vers trois heures, dans un bassin tranquille, au-dessus des trois passes qui nous restaient à franchir. La dernière, El-Kébir, couchée comme une naïade endormie en travers du fleuve qui est resserré dans un espace d’une trentaine de mètres, nous opposa la plus vive résistance. Deux cents Arabes environ, répandus sur les rochers, tenaient les cordages et nous hissaient à force de bras ; nous avions un mètre et demi de haut à gravir. Comme on le voit, les cataractes du Nil ne ressemblent en rien aux chutes du Niagara ; ce sont des barres successives et des courants impétueux, presque lisses comme des miroirs courbes, sans écume, les efforts enfin d’un fleuve bâillonné qui mord en vain son frein de granit. Elles présentent un danger évident que conjurent la prudence et la force. L’adresse et l’expérience du reis spécial rassurent le voyageur ; les accidents sont d’ailleurs sans exemple, et, n’ayant rien à déplorer, on n’a rien à craindre.