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bord une cargaison de poterie, du sel et des pipes ; les matelots les déposaient au passage, et devaient trouver au retour une provision de tabac, de dattes et de harnais. La polygamie, ainsi comprise, est industrieuse ; cependant elle perd chaque jour du terrain, non-seulement chez les pauvres, mais encore chez les riches qui n’ont le plus souvent qu’une épouse légitime à la fois. Elle n’a d’ailleurs qu’une raison d’être, c’est la vieillesse prématurée des femmes ; que les hommes cessent d’épouser des enfants promptement épuisées par les fatigues d’une maternité précoce, et c’en est fait de la polygamie.

Tout en philosophant de la sorte, nous avions dit adieu à Thèbes et repris notre route vers le sud. Nous regardions machinalement les belles cultures et les propriétés du prince Mustapha-pacha ; près d’Hermant (Hermonthis), centre de ce vaste apanage, de belles ruines s’élèvent, à quelque distance du Nil, derrière un bouquet de sycomores et de mimosas ; sous les rameaux s’arrondit la coupole d’un tombeau musulman ; quatre belles colonnes antiques précèdent un petit sanctuaire, destiné à rappeler la naissance de Césarion, fils de Cléopatre et de César. Le règne de cet enfant n’eut jamais de réalité ; à peine dura-t-il assez de temps pour que le temple fût achevé. La Cella est divisée en deux pièces, dont l’une, très-petite, présente de curieux bas-reliefs. Ammon-Ra, accompagné de Souan, la Lucine égyptienne, assiste à l’accouchement de Ritho-Cléopatre ; la sage-femme divine remet l’enfant à une nourrice et à une berceuse. Plus loin Ritho, soutenue par Souan, est présentée aux grands dieux, Ammon, Souk, Phré et Mandou-César. Le petit Césarion partage les honneurs divins avec l’enfant Har-Phré, le Jour, dont vingt-quatre femmes figurent la marche. Le sens général de cette mythologie peut se résumer ainsi : Cléopatre et César, semblables aux dieux, ont mis au monde un fils aussi beau que le jour. Un sculpteur serait aujourd’hui bien embarrassé pour exprimer une pensée analogue ; nous ne sommes plus au temps des allégories, du symbolisme ; il se pourrait que l’art y eût perdu autant qu’y a gagné la pensée.

Joueuse de tarabouk.

Esneh est la ville des Almées. Elles habitent, près du rivage, diverses maisons où la curiosité attire d’ordinaire les voyageurs. Le drogman et le cuisinier se chargèrent de nous conduire à l’établissement le plus accrédité : on nous introduisit dans une masure d’un aspect peu engageant ; au milieu de la salle étaient groupées les danseuses, toutes de figure ordinaire, mais jeunes et bien faites. L’appât d’un gros gain les avait entraînées à de grands frais de toilette. Je vois encore leur gilet très-ouvert et très-court, leurs larges pantalons de soie retenus à la hanche par des ceintures éclatantes, leur tunique intérieure en gaze ou en tulle couleur de chair ; ici des pieds nus, là de longues babouches jaunes ou rouges ; des colliers et des bracelets, et sur les fronts des médailles légères, puis, derrière les têtes, de petits fichus de soie jetés négligemment. La danse, commencée par une série d’attitudes mollement gracieuses, s’anima vite jusqu’à l’expression la plus passionnée ; le buste des femmes demeurait immobile, tandis que le reste du s’agitait avec frénésie. Une distribution d’olives, de liqueurs, et une pluie de talaris nous valut mille bénédictions et termina dignement la soirée. Les Almées n’ont pas tous les jours de pareilles aubaines, et si elles dansent l’hiver, elles ne chantent pas l’été ; la population qui les entoure n’est guère en état de payer leurs talents ; savantes aux poses plastiques, mais incapables de tout travail, elles sont réduites aux expédients, aux emprunts qui les font esclaves des usuriers. Leur temps se passe à fumer, à boire l’aquavite (sorte d’anisette) et l’éternel café. Les difficultés d’une si misérable existence font décroître de jour en jour le nombre des Almées, qui, au temps des mamelouks, abondaient dans toute l’Égypte. Esneh est leur dernier refuge et fut sans doute leur berceau ; sœurs des bayadères indiennes et de ces colléges de prêtresses consacrées à Mylitta ou à Vénus, les Almées ont dansé jadis devant les