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été si indulgente ; les coups de bâton ne lui coûtent rien et pleuvent, sans autre forme de procès, sur tous les dos qu’on lui amène. Les Fellahs, sous un tel régime, se font une très-faible idée de la dignité humaine et de leur propre valeur ; ils ne répondent aux coups que par des plaintes. Parfois ils se révoltent comme des moutons, mais avec la conviction que la lutte est inutile. Ainsi, à l’époque de la conscription, ils résistent à la force armée ; on en tue quelques-uns, et le reste, emmené sur les barques de l’État vers le Caire, descend le Nil, suivi pendant plusieurs lieues par les lamentations des femmes et des jeunes filles. La vie des Fellahs n’est pas, matériellement, plus malheureuse que la vie de nos manouvriers des campagnes ; leur caractère est plutôt gai que mélancolique ; et les circoncisions, les mariages, sont des fêtes où tout le village est invité : leurs fantasias, leurs chants et leurs danses respirent la joie spontanée, instinctive, des nègres. Mais, avec tout ce qui peut rendre l’existence aimable, il leur manque le sentiment des droits et des devoirs, ce quelque chose qui fait l’homme libre et le citoyen ; chacun d’eux aime son hameau, sa maison ; mais l’Égypte n’est pas une nation, une patrie. Cet abaissement de l’espèce humaine, si douloureux à voir, étonne au premier abord ; toutefois, si l’on réfléchit à la tyrannie oppressive des mamelouks, à la désorganisation profonde de l’Égypte sous la dynastie grecque et la domination romaine, enfin à l’antique loi des castes qui condamnait la masse du peuple à l’esclavage de la glèbe, on comprend que l’esprit du Fellah, atrophié déjà sous les Pharaons, ahuri sous les Romains, tué par le fatalisme musulman, résiste longtemps aux efforts, aux tendances intelligentes du gouvernement de Saïd-pacha. Depuis la conquête arabe, la terre a été légalement la propriété des sultans, des émirs et des beys ; ce qui existait chez nous en principe dans le monde féodal, fut rigoureusement appliqué en Égypte. Toute la moisson des Fellahs passait, sauf le strict nécessaire, dans le grenier du maître ; aujourd’hui, le vice-roi renonce au monopole ; il veut transformer les tributs arbitraires en impôts réguliers ; il crée des droits aux laboureurs, et assure aux paysans la libre transmission du champ qu’ils ont arrosé de leurs sueurs. Mais ce n’est pas en un jour que s’effacera l’empreinte terrible du servage passé.

Femme fellah.

Les mariniers du Nil, fils et parents des Fellahs, tiennent d’eux l’ignorance, l’humilité, le dédain de la vie, l’instinct du rire, des chansons et de la danse. Cependant leur intelligence s’aiguise au contact perpétuel des étrangers ; il y a plus de choses dans leur cerveau. À en juger par notre équipage, qui doit ressembler à tous les autres, ils sont sobres et très-soumis à leurs reis ; malins et gouailleurs avec les populations riveraines ; enclins surtout à la maraude, vice commun à tous les métiers errants, pour qui tous les pays sont étrangers ; ils ne voleraient pas un ami, un voisin, un homme dont ils sauraient seulement le nom : mais que leur importe un inconnu ? Et puis il y a tant de poulets sur les bords du Nil, et ils sont si maigres ! C’est avec de pareils raisonnements qu’ils nous attiraient de fréquentes malédictions, et comme les poulets avaient toujours disparu quand nous ordonnions de les rendre, nous nous trouvions complices du vol. Les beaux sermons que nous faisions alors, cherchant à leur démontrer l’injustice de leur action, ou au moins insinuant que de pareils désordres ne pouvaient convenir à des Européens patronnés par le vice-roi ! Et tous, ils répondaient en chœur, au dire du drogman : « Le maître est un sage, un grand sage ! » Le lendemain ils avaient oublié les remontrances. Une nuit que nous avions jeté l’ancre près d’un îlot désert, nous fûmes réveillés en sursaut par le bruit d’une lutte acharnée ; sur le pont, un homme, attaché au mât, poussait d’affreux gémissements, couverts par