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l’équipage. Le reste sera acquitté au retour, au consulat de X…

« N… payera à X… en cas d’infraction quelconque ou de telle ou telle infraction au contrat, la somme de… à titre d’indemnité.

« La barque sera rendue au Caire, et la location cessera le lendemain de la remise. »

Tel fut notre contrat de barque. Nous en recommandons la formule étudiée et rédigée au consulat. Écrit en arabe et en Français, visé par le consulat, garanti par les autorités égyptiennes, il nous assurait la possession indéfinie d’une maison flottante ; grâce à lui, nous allions visiter l’Égypte et la Nubie sans sortir de chez nous.

Mais ce n’est pas tout d’être logé ; il faut être nourri. Nous y pourvûmes par un approvisionnement complet. Farines, grains, pâtes, huiles, sel, sucre, vinaigre, vin, liqueurs, café, thé ; conserves de légumes et de viandes en boîtes ; jambons anglais, les meilleurs en Égypte ; saucissons ; fromages de Chester et de Hollande, les seuls qu’on puisse conserver mangeables sous un linge mouillé ; confitures ; tout, jusqu’aux pommes de terre, doit être acheté à Alexandrie ou au Caire. Les bords du Nil ne fournissent que du lait, d’assez mauvais beurre, des melons, pastèques, concombres, oignons, excellentes lentilles ; épinards, œufs, poules, pigeons et dindes. Quant à la viande, on tue un bœuf pour prendre un bouillon et un mouton pour manger un gigot. N’oublions pas le bois et le charbon, la bougie, le tabac, des cigares communs à trois francs le cent pour les politesses ; des thermomètres et baromètres ; quelques fusils et pistolets, des munitions, des kourbachs ou nerfs d’hippopotame ; papier, encre, plumes, crayons ; nos appareils photographiques ; des tentes et piquets pour campements ; enfin une bandera (bandiera) aux couleurs de France : on la hisse en toute rencontre avec un coup de feu pour salut.

Trois personnages importants, le cuisinier, le drogman et le cawas, seront nos intermédiaires avec les provisions, l’équipage et les populations. Notre Carême est un Arabe très-fort sur la pâtisserie ; en contrôlant ses habitudes, nous en espérons une cuisine passable. Le choix du drogman ou interprète est important et difficile ; sales sous un costume convenable, menteurs, voleurs, hypocrites et souples, empressés à payer pour vous afin de prélever leur remise, tel est le portrait de la plupart des drogmans. Ils forment une corporation dont le chef est responsable ; on a d’ailleurs la ressource extrême de se plaindre aux magistrats locaux ; enfin le kourbach est là. Nous eûmes la main assez heureuse, et il nous a semblé que notre homme avait quelque esprit et une probité suffisante. Le cawas est un militaire brillamment vêtu, garni de pistolets et d’armes comme une panoplie ; il a pour mission d’imposer le respect et la crainte et de protéger celui qui le paye. Il doit surtout appuyer près des mamours, moudirs, nazers, kachefs et autres autorités, un ordre de service que le gouvernement égyptien nous a libéralement accordé, ordre important qui enjoint aux populations riveraines de tirer gratuitement notre barque à la corde, par les vents contraires. Ayant ainsi organisé notre expédition, pleins d’une sécurité qui ne fut guère troublée, nous mîmes à la voile le 5 décembre par un vrai temps de mai ; dans l’eau calme du Nil coulant à pleins bords se mirait un ciel sans nuage. À gauche passaient les faubourgs du Caire : Ramleh ou se pressent les daabies ou barques de voyage ; Boulak, avec son port vivant ; le palais de Karls-el-Nil aux cours entourées de portiques, aux quais sans balustrade égayés de magnifiques sycomores ; plus loin l’ancienne maison du Français Soliman-pacha, organisateur de l’armée égyptienne sous Méhémet-Ali ; et le grand bazar de Massara-Adim. À droite, les vastes prairies, les bosquets toujours verts de l’île de Rhoda, font une base gracieuse aux grandes pyramides qui projettent sur le désert libyque leurs ombres triangulaires.

La vie du Nil s’annonçait sous de riantes couleurs. Tous les rivages voisins du Caire sont pleins d’animation, de verdure et de richesse. Nos matelots chantent en manœuvrant la voile un refrain monotone sur un rhythme obstiné ; le drogman s’empresse de nous nommer et de nous décrire, dans un patois demi-français, demi-nègre, tout ce que nous voyons, tout ce que nous ne voyons pas. Le cawas aussi, muet et brillant, est monté avec nous sur le pont supérieur, d’où le pilote dirige le gouvernail. Voici l’heure du repas pour l’équipage ; chaque matelot à sa ration de lentilles qu’il arrose avec l’eau du Nil ; le reis mange des dattes à côté de nous. Nous admirons cette sobriété des mariniers égyptiens et nous envoyons en bas quelques cigares et du café, reçus avec une bruyante reconnaissance. Notre barque est belle et grande : son avant-pont est garni d’un beaupré et d’un grand mât ; c’est là que vivent et dorment en plein air les gens de l’équipage. À l’arrière, notre habitation élevée au-dessus du pont renferme six pièces très-convenables ; le salon, qui termine la barque, a de nombreuses fenêtres sur une petite galerie extérieure où l’on s’assied à l’ombre en fumant le chibouk, parfaitement isolé des cris et des regards ; la même disposition existe dans les vaisseaux de haut bord. Le toit plat des chambres supporte la cabine du reis : c’est une jolie esplanade où nous allons souvent respirer la brise du soir. Après le coucher du soleil la nuit tombe subitement, pleine de fraîcheur et de silence ; puis les étoiles paraissent, plus étincelantes que dans nos climats brumeux. La lune qui se lève éclaircit les ombres et semble un soleil nocturne. L’obscurité se dissipe en pâleur suave, l’air se pénètre d’azur, et le ciel argenté se mêle de plus près aux contours des monts éloignés, au feuillage des palmiers qui poussent par bouquets élargis en éventail. La lune est l’enchanteresse, l’évocatrice ; c’est la divinité mystérieuse et bienfaisante que l’Inde, l’Égypte et la Grèce ont adorée à l’envi. Que la terre doit être belle pour les astres voisins ; chez eux sans doute elle est aussi déesse ; elle à ses levers éblouissants, ses phases, et toutes les vicissitudes humaines disparaissent dans son rayonnement !

Notre première nuit à bord ne fut pas de longue durée ; le chant des matelots qui commençaient leur travail