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loin, c’est une colline, haute de quarante pieds, qui ressemble fort à un tumulus, mais dont on a en vain exploré l’intérieur : la tradition locale veut que les Turcs l’aient élevé en apportant toute cette terre dans leurs turbans. À Hainbourg, à la porte des Pêcheurs, on montre le point jusqu’où le sang monta, quand les Turcs entassèrent en cet étroit espace huit mille quatre cent vingt-trois personnes qu’ils égorgèrent.

Hainbourg.

Les Français et les Turcs pour qui Vienne fut pendant trois siècles le commun objectif de guerre, se rencontrèrent cependant sur ces mêmes bords du Danube pour s’y combattre. C’était au temps où Louis XIV, voulant éblouir l’Europe par toutes les gloires, se donna celle d’envoyer à l’Autriche un secours fastueux au risque de perdre l’utile alliance que François Ier avait nouée avec les Osmanlis.

En 1664, le grand vizir marchait sur Vienne avec cent mille combattants ; le comte de Coligny fut chargé de conduire à Montecuculli, le général de l’empereur, un corps d’élite de quatre mille fantassins et de deux mille cavaliers. Un autre Français, le comte de Souches, commandait déjà l’armée chargée de couvrir la Moravie. Les contingents des Cercles étaient venus rejoindre aussi l’armée autrichienne, mais c’étaient de mauvaises troupes qui, le jour de la bataille, faillirent tout compromettre.

On alla au-devant des Turcs jusqu’à Raab, et on les rencontra près de la petite ville de Saint-Gothard. « L’armée de l’empire, dit Coligny, était dans le plus grand désordre, la plupart des soldats cherchant à fuir plutôt qu’à combattre ; et cependant point d’espérance de retraite devant une armée où il y avait plus de cinquante mille chevaux. Il fallut, ajoute-t-il avec une certaine complaisance, que les Français se sacrifiassent pour le salut de tous ; aussi bien ne pouvaient-ils éviter de se trouver enveloppés dans la perte commune. » Ils occupaient l’aile gauche, les Autrichiens la droite. Le centre, composé de l’armée des Cercles, fut enfoncé par les Ottomans, et ceux-ci croyaient déjà la victoire gagnée lorsque Coligny et Montecuculli firent un commun effort. Les Turcs plient et s’arrêtent. Leurs masses profondes sont entamées, taillées en pièces, jetées dans le Raab, où les cadavres d’hommes et de chevaux amoncelés forment des barrages par-dessus lesquels vainqueurs et vaincus gagnent l’autre rive. Un mot de Coligny peint l’horreur de cette scène : « C’était un cimetière flottant. » Les jours suivants, les Français ne s’occupèrent qu’à retirer du Raab les cadavres pour les dépouiller. « Toute notre armée, mandait Coligny à le Tellier, est devenue pêcheuse, et l’on ne saurait dire les richesses qu’on a trouvées à la dépouille des noyés. » Cinquante étendards, douze pièces de canon, une multitude d’armes précieuses et bizarres, furent le trophée de cette victoire. « Sans nous, ajoute encore Coligny, qui n’avait pas hérité de la modestie du grand chef de guerre dont il portait le nom, il n’y aurait pas un Allemand qui eût sa tête sur les épaules présentement. »

Les Autrichiens furent reconnaissants, au moins pendant quelques jours, de ce service. « Un homme qui vient de Vienne aujourd’hui m’a dit que dans la cour du palais de l’empire, il y avait quantité de pièces de vin d’où l’on tirait de toutes les sortes pour les Français qui y veulent aller boire, et que ce régal n’est que pour ceux de notre nation. C’est la piscine probatique de notre valeur, et une marque de l’estime que l’on en fait à Vienne, et rien n’est plus vrai que les marchands et les cabaretiers, qui les rançonnaient à leur arrivée, les font boire présentement pour rien le plus souvent, et les marchands leur donnent leurs marchandises à grand prix, leur disant : « Braves Français, il ne faut pas prendre garde à peu de chose avec vous. » La médaille eut son revers. Quelque temps après, Coligny écrivait : « Je ne doute pas qu’on ne veuille ici que le dernier de nos hommes crève le dernier jour de la campagne. Depuis que nous avons joint l’armée, nous ne savons plus ce que c’est que du pain, et toute l’industrie humaine ne peut trouver de remède à cela ; car nous sommes dans un pays désert, éloigné des villes, et dans la Hongrie, où les Allemands et leurs adhérents sont en abomination. »

On voit que ces sentiments-là ne datent pas d’hier, d’où je conclus qu’ils ne s’effaceront pas demain.