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jetant, après les grandes insurrections de 1848, ces nationalités qui devenaient gênantes. Il se mit à l’œuvre avec la fougue de son caractère et de sa volonté ; il est mort à la peine et les individualités provinciales sont plus vivantes que jamais.

C’est qu’au moment où le gouvernement autrichien entreprenait cette révolution unitaire, la France jetait par-dessus les Alpes le grand mot de principe des nationalités ; et l’œuvre de fusion commencée partout, dans les États retardataires, s’arrêta soudain. À Vienne on comprit que le plan du prince de Schwartzenberg devenait impossible. On y renonce, dit-on, et l’on veut essayer de retrouver la force que donne l’union, non plus dans la centralisation administrative, mais dans une association volontaire au sein de la liberté. Dieu veuille que l’essai réussisse, car l’Autriche est nécessaire à l’équilibre des puissances en Europe, mais une Autriche libérale et à qui la France puisse tendre franchement la main.


XXX

DE VIENNE À PRESBOURG.

Un village de moulins. — La Lobau. — Les Français et les Turcs à Vienne ; une grande ingratitude. — L’ancien Carnuntum ; pourquoi Vienne a pris son rôle ? — Hainbourg et la porte de Hongrie. — La March. — Theben. — Presbourg.

Il y a deux moyens de faire ce voyage, par le chemin de fer et par le bateau à vapeur. Les deux routes sont à peu près d’égale longueur, environ trois cents kilomètres, et prennent le même temps, onze à douze heures, parce que les deux voies ferrées allant à Komorn et à Pesth, obligées, à cause des marécages qui bordent le fleuve, de s’écarter de ses rives, passent l’une au nord, l’autre au sud des deux îles appelées la grande et la petite Schütt. C’est par le bateau que nous allons partir, car les bords mêmes du fleuve sont plus peuplés de villes et de souvenirs que ces terres basses, à demi noyées, d’une extrême fécondité, mais où je ne crois pas que l’homme pousse aussi bien que l’herbe et le bétail. Bœufs et chevaux s’inquiètent peu de la fièvre paludéenne, et l’herbe moins encore.

Comme pour le Dampschiff de Lintz, il faut aller à une grande lieue de Vienne, chercher le bateau de Pesth, au milieu d’un paysage bas, sans caractère et sans vue. Les hautes maisons du faubourg Landstrasse cachent la ville ; sans la flèche de Saint-Étienne qui pointe hardiment dans le ciel, on ne se croirait pas auprès d’une des grandes capitales de l’Europe. On entre dans le bras principal du fleuve aux Kaisermuhlen « les moulins impériaux. » Ce sont une quarantaine de bateaux rangés sur deux lignes et dont le courant fait mouvoir les roues.

À gauche s’étend l’île de Lobau, la place d’armes de Napoléon en 1809, d’où il s’élança pour livrer les batailles d’Essling et de Wagram. Cinquante ans plus tard, presque jour pour jour[1], un autre Napoléon infligeait à l’Autriche un désastre plus grand et, espérons-le, une paix plus féconde et plus durable. Mais nulle armée n’a été aussi souvent battue que l’armée autrichienne, et nul empire ne s’est mieux relevé de ses défaites que celui des Habsbourg ; il plie et ne rompt pas ; tant ce grand corps a en soi de vitalité et tant il y a pour lui de raisons d’être, dans la répartition générale des territoires européens.

La Lobau est presque ronde, d’un diamètre de plus d’une lieue[2] et inhabitée. Ses rives sont boisées pour défendre les terres contre le fleuve ; en arrière s’étendent de belles prairies, sillonnées par des fossés qui sont des bras desséchés du Danube et où parfois il rentre au moment des crues. Les énormes travaux exécutés dans l’île par cent cinquante mille Français sont cachés sous l’herbe, comme dans la plaine d’Aspern, la sépulture des cinquante mille braves qui, des deux côtés, périrent dans ces journées terribles ; sans un guide on n’en trouverait pas la trace, tandis que les légers sillons creusés par le fleuve restent visibles. Dès que l’homme retire la main de ses œuvres, la nature y met la sienne et les efface.

Les rives restent basses jusqu’au-dessous de Fischament, sur la rive droite. Quelques ondulations venues du Wienerwald commencent à s’y montrer. Elles s’accusent davantage à mesure qu’on approche de Regelsbrunn et déjà l’on peut voir dans l’éloignement et le bleu du ciel se dresser au-dessus du fleuve la montagne de Hainbourg. Ces collines rejettent à l’est la Leytha qui, en suivant sa direction première, serait tombée dans le Danube à Hainbourg, et l’obligent à courir parallèlement au fleuve, à peu de distance de sa rive, et à ne confondre ses eaux avec les siennes que beaucoup plus bas, à Ungarisch-Altenbourg qu’elle entoure et défend.

Nous sommes là sur la frontière de l’archiduché allemand et du royaume magyare, que marquent, à droite, la Leytha, à gauche, la March, le grand fleuve morave, et nous pouvons dire que nous sortons de l’Europe pour entrer en Orient ou du moins dans un monde nouveau. Ces traces de la France que nous avons suivies depuis le Rhin jusqu’à Schœnbrunn et à Wagram s’arrêtent ici, mais celles des Turcs commencent. Aux portes de Vienne les deux traces se confondent[3]. Soliman le Magnifique en 1529, et Napoléon en 1809, prirent leur quartier général au même lieu, à Ebersdorf. Tout près de là, à deux pas du nouvel arsenal, on voit du fleuve la colline où le padischah campait ; l’empereur Rodolphe II bâtit à la même place un château qui, dans sa construction, rappelait la tente du sultan et que les Turcs, au second siége de Vienne, celui de 1683, respectèrent à cause de ce souvenir. Un peu plus

  1. Essling, 11 et 12 mai ; Wagram, 6 juillet ; Solferino, 24 juin.
  2. La Lobau a deux mille quatre cents toises de l’est à l’ouest deux mille du sud-ouest au nord-est et huit mille de tour. Général Pelet, Campagne de 1809.
  3. Elles se confondent même plus loin, car les Français prirent Presbourg en 1809 et y signèrent la paix qui rendit Venise à l’Italie ; ils avaient poussé jusqu’à Komorn où ils ne purent entrer, et à Raab où le prince Eugène gagna une victoire sur l’archiduc Jean. De leur côté les Turcs pénétrèrent aussi bien au delà de Vienne. En 1529, les coureurs de Soliman arrivèrent jusqu’aux environs de Lintz.